Portrait de la victime en héros par Pascal Bruckner
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À l’époque de la victimisation où chacun pense être lésé de quelque chose vis-à-vis des autres, rares sont ceux qui ne recherchent pas le fort bénéfice social qu’est la figure de la victime. Dans son nouvel opus Je souffre donc je suis, Pascal Bruckner prétend même que « le rêve suprême serait de devenir un martyr sans avoir jamais souffert d’autre chose que du malheur d’être né un jour. ».
La posture victimaire se retrouve à l’échelle des États comme des particuliers, nulle personne physique ou morale n’y échappe. La révolution christique « a donné consistance, au cours des deux millénaires, aux droits des femmes, des enfants, des exploités, des esclaves, des colonisés. » Mais il semble que la machine se soit dangereusement emballée en campant l’individu de la société moderne comme un bénéficiaire de droits infinis. Chesterton a parlé en son temps de « vertus chrétiennes devenues folles » qui se matérialisent aujourd’hui par les grievance studies aux Etats-Unis, ces départements universitaires de doléances touchant toutes sortes de catégories, les gros, les femmes, les minorités, les queer, les lesbiennes, les trans, etc. et qui s’attribuent le titre de martyrs. Nous cherchons à nous octroyer l’identité narrative de victime et prions pour que d’autres nous valident ce statut.
Au niveau de l’État, même logique, d’autant que la foi en l’avenir devient vacillante, au moins en Occident : « La démocratie constitue par excellence le régime de l’insatiabilité légale : elle alimente une soif qu’elle ne peut étancher, aiguise les fièvres, exacerbe les rivalités. Ses aliments sont l’indignation, la révolte mais aussi l’envie et la jalousie. Elle fait de chacun de nous un citoyen plus tourmenté par les biens qu’il n’a pas que par ceux déjà acquis. » Tout cela nous a rendus hypersensibles à la moindre contrariété, champions de la jérémiade continuelle alors que nous devrions apprécier nos privilèges et regarder plutôt du côté des vraies dictatures pour mesurer notre chance. Ressortant des limbes de l’histoire du XIXème siècle l’ouvrage Droit à la paresse de Paul Lafargue, gendre de Marx, certains bien-pensants espérent s’extraire enfin de l’aliénation, de la « torture » étymologiquement, que constitue le travail. Plus d’obligations, uniquement des droits…
« Comment est-on passé de la figure héroïque de Rosa Parks luttant contre la discrimination en Amérique à celle de Greta Thunberg pleurant sur le sort de la planète ? », interroge Bruckner. Même les millionnaires s’apitoient sur leur sort, à l’instar du prince Harry dont les Mémoires parues en 2023 sont un torrent de larmoiement chic qui a produit un best-seller mondial.
Damné de la terre pourrait devenir une profession héréditaire : « des dynasties de spoliés et d’outragés traverseraient les âges flanquées de leurs prérogatives et de leurs progénitures. » Cela justifie aux yeux du Camp du Bien que la France se repente de son passé raciste et colonialiste, en acceptant tous les immigrés, tels qu’ils sont, dans une grande symphonie de cantiques et de bougies, assumant le Grand Remplacement en cours. Pourtant, Bruckner que l’on sait peu suspect d’accointance avec la droite extrême, prévient que « chauvinisme culturel d’un côté, hospitalité universelle de l’autre, constituent une bombe à retardement. »
Pour l’auteur, le féminisme en Occident, de son côté, a gagné en écrasant par ko le patriarcat blanc, et il n’est nul besoin qu’il continue à pinailler pour se donner des allures de guerrière à peu de frais ou pour répondre aux injonctions morales de l’élite progressiste. Quant au musulman, il est le nouveau juif, le nouveau bouc-émissaire à qui le tapis rouge est déroulé afin qu’il établisse son communautarisme en terre chrétienne, sous les yeux de Chimène des féministes éblouies qui, après avoir liquidé les mâles blancs/chrétiens/hétéro, sont en manque cruel de virilité.
La vision hémiplégique des évènements est bien triste parce qu’elle réduit l’Histoire aux massacres et tueries et en oublie ses richesses, ses chefs-d’œuvre, ses êtres d’exception, « ces êtres charismatiques, hommes ou femmes, qui sont des multiplicateurs de talents, de compétences : ils stimulent en chacun son potentiel d’intelligence. Les héros, comme les grands philosophes ou les grands chefs d’Etat, n’appartiennent pas à leur temps, ils sont les contemporains de tous les siècles. Ce sont des cimes (de la pensée, de la science, de l’art politique) qui nous élèvent au-dessus de nos tracas minuscules, de nos soucis mesquins. Ils nous emportent où nous ne pensions jamais aller. » Les figures sublimes du christianisme que sont Thérèse de Lisieux ou José-Maria Escriva de Balaguer ont ainsi établi que la sainteté ou la grandeur s’obtiennent dans la banalité du quotidien, dans la « voie spirituelle d’enfance ». On trouve donc « l’abnégation, le courage, la folie dans le geste d’une infirmière qui pose une perfusion, lave un grand malade, vide un bassin, ou dans le dévouement des parents, des éducateurs qui nourrissent leur progéniture, la protègent, l’éduquent, la guident. La vie collective ne tient que par ce ciment invisible, cet instinct presque animal qui soude les humains les uns aux autres dans le bain tiède de la bienveillance et du secours aux plus démunis ». La common decency dirait Orwell.
Pour Bruckner, à la suite de Vassili Grossman, la bonté sauvera le monde car « le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance ». Un éloge de l’impuissance ou de la fragilité, en point d’orgue du livre, qui renvoie à un épisode récent relaté : le massacre en Algérie des moines trappistes de Tibérine. En 1996, le père Christian de Chergé, prieur de la communauté, pressentant la tragédie, écrivait : « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute qui n’aura pas su ce que tu faisais, oui pour toi aussi, je le veux, ce merci, cet « à-Dieu » envisagé pour toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous les deux. Amen ! Inch Allah ! »
Cette scène fatale et ce témoignage édifiant rappellent le fameux testament de Louis XVI. C’est ici la démesure christique qui se joue, le pardon au meurtrier, l’inversion des logiques, l’autre joue tendue au gifleur, la folie de l’amour, c’est bien une proposition toujours neuve pour notre monde, un moyen sûr de tordre le coup aux navrantes postures victimaires.