Découvrez la collection Mauvaise Nouvelle, aux Éditions Nouvelle Marge.


Onfray décortique Don quichotte le dénégateur

Onfray décortique Don quichotte le dénégateur

Par  

Fasciné qu’il est par le principe de la dénégation, Michel Onfray a cherché matière à l’illustrer. Et il est tombé en évidence sur Don Quichotte, ces deux volumes d’aventures tragi-comiques de Cervantès. Onfray nous livre un épisode supplémentaire de sa série « une contre-histoire de la littérature » intitulé : le réel n’a pas eu lieu. Il s’avoue étonné, à la fin de son exercice de glose littéraire, que le sujet de la dénégation n’ait été que si peu étudié et révélé. « Faut-il que la puissance de ce principe soit telle qu’il y ait dénégation de la dénégation et silence théorique sur une pratique aussi courante, aussi universellement répandue ? »1 Il s’interroge et répond en même temps : « Pourquoi y a-t-il dénégation ? – parce que la vérité tue. »2 Exact, la vérité tue car le syllogisme de base est de révéler que untel est mortel comme tous les hommes et comme Socrate. La dénégation serait-elle un mécanisme de défense pour supporter l’idée de l’échec qui attend toute vie au tournant ? Et si la vérité ne tuait pas, l’homme serait-il mortel ?

Onfray nous offre une lecture réelle d’un chef d’œuvre, c'est-à-dire une lecture neuve quasiment dépouillée de tout ce que l’on a pu en dire, et dépouillée d’une approche psychosociologique de l’œuvre dans son temps. Il lit le texte et nous le fait comprendre. Il relie le texte à son auteur pour en comprendre le principe narratif, et fait converger le chef d’œuvre vers son intuition première concernant la mise en œuvre du principe de dénégation.

Définition de la narration

Un des aspects qui émerge immédiatement de la lecture que fait Onfray de Cervantès est la compréhension des ressorts de la narration. Cervantès semble les maîtriser tous et se jouer du lecteur, des héros, et de lui-même dans une mise en abîme de tous les livres. Sa logique de récapitulation est également trou noir, absorption. Dans don Quichotte, il y a un narrateur arabe, un traducteur espagnol qui raconte les histoires de don Quichotte, des histoires où les personnages lisent les histoires de don Quichotte et même d’autres livres de Cervantès, dont ils ne disent que du bien bien-sûr, des histoires où don Quichotte lui-même sait que l’on écrit ses histoires et qu’il y a parfois des choses fausses racontées sur lui, un lecteur d’un roman apocryphe qui devient acteur du roman, des digressions de romans dans le roman… Bref, Cervantès nargue le lecteur, se joue de lui. Quand en plus on sait qu’il raconte l’histoire d’un gars qui se la raconte… on peut facilement imaginer quelle est la jouissance d’écrire réellement, et que l’écriture aboutie est peut-être sa convergence avec cette jouissance.

Onfray nous révèle finalement que toute narration est un leurre, Cervantès donne au roman les apparences de la vérité et sur un second plan rappelle sans cesse qui est le maître, le créateur, la mégalomanie de l’écrivain, incorpore le réel au roman pour finalement singer la parole efficace qui veut qu’il suffise de dire la chose pour que la chose soit. En fait ces différents de grés de narration montrent que la structure du roman est une fractale du message que l’histoire véhicule.

Notons qu’en lisant Onfray nous lisant la lecture d’un lecteur de Cervantès, il est amusant de noter que la mise en abîme de la narration d’un côté répond en quelques sortes par avance à la surenchère de lectures que le chef d’œuvre va engendrer jusqu’à se faire lui-même oublier sous la masse des commentaires plus don quichottesques que Don Quichotte lui-même. Bref, en lisant Onfray, on saisit également que l’ironie est le moteur de toute narration et que Cervantès nous en fait une magistrale démonstration. L’ironie est le retournement, le moment où l’arroseur arrosé redevient arroseur, pur être précis. Humour.
Le moment où don Quichotte vaincu, rebâtit une histoire pour être vainqueur. La narration au secours de l’ironie. La narration instrument du retournement des choses, alors même que l’ironie est l’instrument de la narration… Cervantès démontre la totale autonomie de celui qui raconte et se la raconte. L’ironie est également palpable à la fin, au moment où don Quichotte cesse de se mentir alors que les autres continuent. Le monde est pris au piège de la dénégation de celui qui s’est voulu héros.

Le troisième et dernier aspect de la narration que je relève à la lecture que fait Onfray de Cervantès, est la volonté de tuer les autres livres, les livres qui précèdent le chef d’œuvre que l’auteur a décidé d’écrire. Et c’est peut-être cette seule volonté destructrice qui fait les grands écrivains. L’écrivain est de mèche avec la mort, on le savait. Et Onfray semble révéler que Cervantès illustre l’autodafé en racontant l’histoire d’un autodafé. Cervantès se donnerait à lire, à commenter. Si on ne parvient pas à être ce livre ultime, on brûlera tous les livres, et surtout tous les autres bons livres… Onfray note qu’il s’agit de « Brûler les livres que l’on juge dangereux pour la fiction que l’on défend »3. C’est vrai pour le héros du livre de Cervantès, c’est vrai pour ce qui meut tout écrivain dont Cervantès. En mettant en scène cet autodafé de don Quichotte, Onfray fait également remarquer que Cervantès illustre le fonctionnement dénégateur des institutions comme l’Église par exemple, mais avoue le fantasme de tout écrivain de parvenir à faire la même chose. Selon Onfray, « la folie de don Quichotte est de faire du livre la mesure de toute chose »4, comme l’écrivain non ? Lorsque l’écrivain révèle le travers d’un christianisme, ne serait-ce pas par jalousie, ne serait-ce pas par envie d’écrire le livre qui annule tous les autres ? La mise en abîme opérée par Cervantès lui permet de dénoncer en illustrant tout en s’en défendant, de s’inclure à ce qu’il dénonce tout en s’en excluant, de révéler ses desseins pathologiques et surtout, sans s’étendre sur un divan.

Onfray note que Cervantès voulait avec don Quichotte faire un livre qui engendre un monde et non qui en commente un, un livre qui ne soit pas glose des précédents, pratique courante en son temps (et peut-être pas si rare en ce temps où l’on commente essentiellement le monde interne, son nombril et ses entrailles). Onfray explique en parlant de Cervantès : « Il fait la critique de la bibliothèque comme instrument de lecture du monde.»5 c’est amusant de constater que l’exercice d’Onfray, qui est de commenter un chef d’œuvre, et le mien qui est de commenter un excellent commentaire d’un chef d’œuvre, est le strict opposé à l’ambition de Cervantès.

Le tragi-comique

Le deuxième point que je garde dans ce qu’Onfray nous donne à penser, c’est la place de l’humour, et plus précisément du ressort comique, le comique étant une autre forme du tragique mais non son opposé, le comique étant la mise en dérision du drame, du mélodramatique, le comique étant ce qui permet de distinguer une narration de la tragédie humaine, de la plainte mélodramatique des humanistes. Si on en rit, c’est que l’on n’a pas la naïveté de changer le monde, de l’attendrir par l’expression de notre souffrance. Et c’est contre la lecture mélodramatique du peuple qu’Onfray s’élève, contre sa niaiserie. C’est bien joli cette image de ce jeune homme qui se bat contre le moulin, c’est bien joli de faire de ce combat l’expression de l’idéal. Mais cette lecture niaise de l’histoire ne correspond pas à ce qu’a écrit Cervantès. Il a écrit un récit comique pour raconter la tragédie de l’orgueil, orgueil qui est le propre de l’homme, et dénégation qui en est le produit automatique. « La dénégation pousse comme une fleur du mal sur le fumier de l’orgueil immodéré… »6

Onfray ne s’en tient pas là. Fidèle à sa marotte anticléricale, il cite Joseph Ratzinger pour le contrer. C’est d’ailleurs par ça qu’il commence. En 1982, ce dernier écrivait : « quelle noble folie est-ce donc que celle que don Quichotte s’est choisie comme vocation : "être chaste en ses pensées, honnête en ses paroles, vrai dans ses actions, …" »7 Onfray rebondit sur cet encensement de la folie, pour simplement montrer comment cet antihéros qu’est don Quichotte ridiculise l’idéa  catholique, le transforme en farce.

Il est donc important de relire don Quichotte avant de le transformer et d’en faire le récit d’un héros remodelé, fétichisé, capable d’illustrer une morale, une posture, un idéal que Cervantès n’avait pas en ligne de mire. Le lecteur qui accède au réel grâce à la narration peut rire du héros et peut donc rire de la nature humaine dont le propre est de tisser des histoires pour se donner une raison d’être.

La place du mensonge

Pour terminer cette glose de glose, notons l’importance du rôle du mensonge. Le dénégateur se ment à lui-même. Ceux qui l’entourent lui mentent en suivant son modèle pour avoir la paix et ne pas lui faire de mal. « Abuser le dénégateur est facile, il suffit d’entrer dans sa dénégation »8 Ménagement d’un entourage qui se met à mentir au dénégateur qui ne fait que se mentir à lui-même.

Le narrateur ment au lecteur dès la première page, et le lecteur en est complice car il sait dès la première page que l’on va lui mentir. On va donc vers le mensonge de façon volontaire. Pourquoi ? Nous l’avons dit au début parce que la vérité tue. Le mensonge serait donc nécessaire à la vie, l’opium du peuple ? Le but du mensonge : asservir le réel, faire en sorte qu’il obéisse. « La fiction dénégatrice s’avère donc bénéfique et profitable à la conscience abîmée »9 Voilà bien la vision utilitaire de la dénégation, comme pommade, pourquoi pas comme illustration du travail de deuil cher aux psychanalystes.


Enfin, nous trouvons le mensonge politique, celui qui nourrit la complotologie actuelle. « Tout ce qui prouve l’illusion devient matière à l’entretenir »10 Le mensonge dès lors devient le moteur à l’engagement, au militantisme. Onfray note qu’il y a d’abord l’acte de foi, puis la venue de la raison censée donner un tour logique à tout ça, au mensonge.


En conclusion, notons qu’Onfray parvient à lire l’œuvre et donc à rétablir le chef d’œuvre .Il nous donne accès à sa lecture sans trop peser, il nous amène au texte et surtout à la narration et sa trame. Au début de son exercice, Onfray écrit «  Qu’est-ce qu’un chef d’œuvre ? Un livre que tout le monde connaît, dont beaucoup parlent et que peu ont vraiment lu… »11 Onfray l’a lu. Et nous ?

Onfray parvient tout de même à instrumentaliser sa lecture pour tuer les dénégateurs, ceux qui se la racontent et engendrent idéologie, religions, croyances, toutes sortes de fictions qui pour lui endorment les consciences à niveau égal, permettent d’aller mieux, de supporter l’expérience pathétique d’une vie qui se termine toujours en queue de poisson. C’était donc cela. Onfray a utilisé la littérature pour nous faire une démonstration de la pensée. La pensée qui ne peut être dépendante d’une dénégation sans devenir une sorte de pensée militante, de complotologie devenue sport de combat ou de politiquement correct. Et c’est sans doute pour ça que même sur Mauvaise Nouvelle, on aime Onfray, parce qu’il mène un combat de la pensée (au risque de se tromper parfois), parce qu’il refuse l’enfermement dénégateur des idéologies et du politiquement correct.

« L’histoire ne manque pas de la déraison pure et les récits déraisonnables abondent : un Dieu qui ouvre la mer en deux pour laisser passer son peuple et, poli, la referme derrière lui ; la naissance d’un enfant à Nazareth avec une colombe comme géniteur, malgré bonne pâte, un père charpentier ; les miracles d’un beau parleur qui ressuscite les morts, rend la vue aux aveugles et la marche aux paralytiques ; l’apparition de la Vierge dans les grottes en pleine période industrielle ; la résurrection d’une chair incorporelle pour l’éternité ; l’espoir d’une vie paradisiaque associé à la vertu de la décapitation révolutionnaire ; les miracles des pays du socialisme réel où les vaches donnent dix fois plus de lait sous un drapeau rouge à faucille et marteau que partout ailleurs ; la prospérité libérale du paradis capitaliste où le ghetto et le bidonville prouvent l’excellence de la méthode ; la beauté de l’Europe des marchés qui paupérise à tour de bras, mais pour le bonheur du plus grand nombre ; les prodiges de la pensée magique freudienne qui soigne des pathologies psychiques avec des jeux de mots ; la raison lacanienne qui fait du calembour une méthode très rentable et nette d’impôts ; le paradis des vierges réservé aux meurtriers de Dieu qui se voient servir du vin et du porc empyrée – les occasions n’ont pas manqué en Occident de transformer des fictions en réalités, de transmuter des illusions en certitudes admirables, de rendre un culte aux vessies sous prétexte qu’il s’agissait de lanternes, puis d’en faire une religion avec des millions de disciples agenouillés ».12

C’était pour nous dire ça qu’Onfray a relu don Quichotte, c’était pour nous expliquer ce point de vue qu’il nous en a fait la lecture et la glose.

  1. Michel Onfray – Le réel n’a pas eu lieu – le principe de don Quichotte – Éditions autrement – ISBN 978-2-27467-3725-9 – page 189
  2. Id – Page 190
  3. Id – page 27
  4. Id – Page 41
  5. Id – Page 42
  6. Id – Page 149
  7. Id – Page 23
  8. Id – Page 78
  9. Id – Page 103
  10. Id – Page 57
  11. Id – Page 13
  12. Id – Page 159

 


Onfray tue le mythe Sade et en rebâtit un autre
Onfray tue le mythe Sade et en rebâtit un autre
Lélian déboulonne Onfray
Lélian déboulonne Onfray
Onfray, l’homme qui avait toujours raison
Onfray, l’homme qui avait toujours raison

Commentaires


Pseudo :
Mail :
Commentaire :