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Sérotonine, un roman métaphysique

Sérotonine, un roman métaphysique

Par  

Chaque roman de Michel Houellebecq est un événement, en France et ailleurs, lui qui est l’auteur français le plus lu à l’étranger. Quatre ans après Soumission, voici Sérotonine qui détone. Premier tirage réalisé à 340 000 exemplaires, en attendant la suite. Du pur style de l’écrivain, traditionnel contempteur de la société moderne qu’il exècre : un anti-héros Florent au lent déclin personnel, employé au ministère de l’agriculture « dont la tâche essentielle consiste à rédiger des notes et des rapports », « homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure », aux relations amoureuses erratiques, qui s’enfonce progressivement dans un nihilisme personnel dont il ne parvient qu’épisodiquement à se soustraire ; des scènes de sexe hard, détestables, brutales à l’image de cette pornographie que le voyeurisme de l’Occident vulgarise universellement, miroir d’une époque sans Dieu et sans morale ; une critique violente de l’absurdité de nos sociétés libérales libertaires et de la déliquescence qu’elles portent en elles. Houellebecq appartient au camp de ceux qui ne se consolent pas de la perte du monde ancien qui était plus humain, où le « libre-arbitre valait ange gardien » (Boutang), où « Il y avait pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’était d’avoir une pensée toute faite. » (Péguy). A bien chercher, il demeure peut-être encore quelques esprits libres ici ou là, jalousement attachés à la singularité, à l’authenticité contre le standard. Des esprits libres qui croient aux choses « obsolètes » comme la vie simple, l’enracinement, l’éloignement d’avec les masses puis la solitude, la lenteur et le silence, l’intériorité, l’intelligence, la réflexion. Houellebecq décrit avec un réalisme froid et un talent de conteur incomparable les produits qu’ont engendrés toutes nos révolutions du progrès, toutes nos ruptures technologiques et anthropologiques, tous nos abandons de volonté, de courage, de souveraineté et de vérité. Il est recommandé de bien s’accrocher car ce trekking en Houellebecquie est ardu, comme souvent, mais des fulgurances didactiques en faveur de l’amour charrient un baume particulier en fin d’ouvrage, au côté d’autres leçons de vie !

« C’est un petit comprimé blanc, ovale, sécable. » Les Français figurent parmi les plus grands consommateurs d’antidépresseurs au monde. Un sur quatre en est adepte, lit-on souvent. Est-ce ici la traduction médico-statistique du moral du pays ? L’abnégation de nos compatriotes à honorer leur fonction d’agent économique enjoint de dépenser son argent ? La solidarité avec les laboratoires pharmaceutiques pour créer de la richesse, richesse elle-même redistribuée pour le bien du plus grand nombre, créatrice d’emplois patati patata… ? Houellebecq est pourtant on ne peut plus explicite : « Il (le neuroleptique) ne crée, ni ne transforme ; il interprète. Ce qui était définitif, il le rend passager ; ce qui était inéluctable, il le rend contingent. Il fournit une nouvelle interprétation de la vie -moins riche, plus artificielle, et empreinte d’une certaine rigidité. Il ne donne aucune forme de bonheur, ni même de réel soulagement, son action est d’un autre ordre : transformant la vie en une succession de formalités, il permet de donner le change. Partant, il aide les hommes à vivre, ou du moins à ne pas mourir -durant un certain temps […]. La mort, cependant, finit par s’imposer, l’armure moléculaire se fendille, le processus de désagrégation reprend son cours. »

Des perles (ou des flèches) houellebecquiennes fustigent nombre d’aberrations engendrées par la « modernité du progrès » érigée en principe intouchable par la doxa médiatico-politique. Concernant le snobisme de notre époque et des vainqueurs de la mondialisation, le héros du livre l’illustre par la vision qu’a sa compagne japonaise Yuzu des ploucs (tels les gilets jaunes -ils ne sont pas nommés ainsi dans le livre-) qui sont si étrangers à son monde argenté et hygiéniste : « Dans l’immédiat, dès le lendemain après-midi, j’allais devoir aller chercher Yuzu à l’aéroport d’Alméria. Elle n’était jamais venue ici, mais j’avais la certitude qu’elle détesterait l’endroit. Pour les retraités nordiques, elle n’aurait que dégoût, pour les babas espagnols que mépris, aucune de ces deux catégories (qui cohabitaient entre elles sans grande difficulté) ne pouvait s’assimiler à sa vision élitiste de la vie sociale et du monde en général, tous ces gens n’avaient définitivement aucune classe, et d’ailleurs moi non plus je n’avais aucune classe, seulement j’avais de l’argent, pas mal d’argent même. » Les « bobos » (qualification de l’américain David Brooks), ces bourgeois bohêmes des grandes métropoles portés toute leur vie par le flux paisible des satisfactions matérielles, Florent les déteste. Il se déteste finalement lui-même car il appartient à cette caste. Cherchant à s’en différencier quelque peu, à s’extraire du clinique conformisme, il accomplit quotidiennement de petits actes de résistance qui semblent malgré tout assez vains : « Je détestais Paris, cette ville infestée de bourgeois écoresponsables me répugnait, j’étais peut-être un bourgeois moi aussi mais je n’étais pas écoresponsable, je roulais en 4x4 diesel -je n’aurais peut-être pas fait grand-chose de bien dans ma vie, mais au moins j’aurais contribué à détruire la planète- et je sabotais systématiquement le programme de tri sélectif mis en œuvre par le syndic de l’immeuble en balançant les bouteilles de vin vides dans la poubelle réservée aux papiers et emballages, les déchets périssables dans le bas de collecte du verre. Je m’enorgueillissais quelque peu de mon absence de civisme. »

Le personnage normand d’Aymeric, ami du héros Florent et producteur laitier à l’agonie, renvoie, par la jacquerie violente qu’il initie, à l’actualité des classes populaires françaises, au désespoir de cette France invisible devenant subitement démonstrative et revendicatrice. Cette propension à anticiper les mouvements et les inquiétudes de notre société prouve, après Soumission, que Houellebecq est bien l’un des plus fins observateurs de l’époque : « Je n’avais pas osé le dire à Aymeric mais il me paraissait peu vraisemblable que la situation des éleveurs soit en passe de s’améliorer, j’avais entendu des rumeurs selon lesquelles, à Bruxelles, on commençait à agiter l’idée d’une suppression des quotas laitiers -cette décision qui devait plonger des milliers d’éleveurs français dans la misère, et les réduire à la faillite, ne fut définitivement adoptée qu’en 2015, sous la présidence de François Hollande. » L’ennui ronge irrépressiblement notre civilisation matérialiste, l’idéal lui manque, la foi lui est étrangère, le néant la ceint d’un linceul mortel, sans faire de bruit et lentement : « Voilà comment une civilisation meurt, sans tracas, sans dangers ni sans drames et avec très peu de carnage, une civilisation meurt juste par lassitude, par dégoût d’elle-même, que pouvait me proposer la social-démocratie évidemment rien, juste une perpétuation du manque, un appel à l’oubli. » ; « Les hommes en général ne savent pas vivre, ils n’ont aucune vraie familiarité avec la vie, ils ne s’y sentent jamais tout à fait à leur aise, aussi poursuivent-ils différents projets, plus ou moins ambitieux plus ou moins grandioses c’est selon, en général bien entendu ils échouent et parviennent à la conclusion qu’ils auraient mieux fait, tout simplement, de vivre, mais en général aussi il est trop tard. »

Plus philosophique encore, la fin de l’ouvrage offre une ode bouleversante à l’amour, à la façon dont il se vit si distinctement et si complémentairement chez l’homme et la femme : « Il est peut-être nécessaire à ce stade que je donne quelques éclaircissements sur l’amour, plutôt destinés aux femmes, car les femmes comprennent mal ce qu’est l’amour chez les hommes, elles sont constamment déconcertées par leur attitude et leurs comportements, et en arrivent quelquefois à cette conclusion erronée que les hommes sont incapables d’aimer, elles perçoivent rarement que ce même mot d’amour recouvre, chez l’homme et chez le femme, deux réalités radicalement différentes. Chez la femme, l’amour est une puissance, une puissance génératrice, tectonique, l’amour quand il se manifeste chez la femme est un des phénomènes naturels les plus imposants dont la nature puisse nous offrir le spectacle, il est à considérer avec crainte, c’est une puissance créatrice du même ordre qu’un tremblement de terre ou un bouleversement climatique, il est à l’origine d’un autre écosystème, d’un autre environnement, d’un autre univers, par son amour la femme crée un monde nouveau, de petits êtres isolés barbotaient dans une existence incertaine et voici que la femme crée les conditions d’existence d’un couple, d’une entité sociale, sentimentale et génétique nouvelle, dont la vocation est bel et bien d’éliminer toute trace des individus préexistants, cette nouvelle entité est déjà parfaite en son essence, comme l’avait aperçu Platon, elle peut parfois se complexifier en famille mais c’est presque un détail, contrairement à ce que pensait Schopenhauer, la femme en tout cas se voue entièrement à cette tâche, elle s’y abîme, elle s’y voue corps et âme comme on dit et d’ailleurs elle ne fait pas tellement la différence, cette différence entre corps et âme n’est pour elle qu’un ergotage masculin sans conséquence. A cette tâche qui n’en est pas une, car elle n’est que manifestation pure d’un instinct vital, elle sacrifierait sans hésiter sa vie. » Houellebecq sait parler d’amour de la plus belle des manières. L’usage obsessionnel des pires horreurs pornographiques, marqueur des sociétés occidentales il est vrai, pourrait être supprimé dans un prochain ouvrage s’il le décidait. Raïssa Maritain ne demandait-elle pas instamment à Georges Bernanos d’écrire un puissant roman qui traiterait de la grandeur du mariage, de la fidélité, de l’amour conjugal, à une époque, l’entre-deux-guerres, où le glissement érotique n’était pourtant qu’à ses prémices ? Si nous osions, nous donnerions ce même conseil à Houellebecq afin que son génie se mît au service de la beauté, du vrai et du bien pour faire aimer ceux-ci, pour les ressusciter à nos contemporains d’une certaine façon. Parce que c’est un des grands besoins du monde d’aujourd’hui.

D’aucuns considèrent que ce roman traite de la question du salut et du « Dieu fait homme » que notre époque a rejetés si violemment quitte à se perdre définitivement, et il est passionnant de méditer, à cette aune, les dernières lignes : « Dieu s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates sont des signes extrêmement clairs. Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? Il semblerait que oui. » Tout au long du roman, Florent a le bonheur (et Dieu, et la relation à l’espérance, et le rapport au multidimensionnel de l’existence…) à portée de main et, quand il le tient enfin, il le laisse échapper parce qu’à chaque fois, sa médiocrité, sa veulerie et ses démons le tenaillent de leurs griffes implacables pour le tenir dans sa condition de désespéré inapte à la joie. La grâce si nécessaire à la vie est un combat contre les démons qui nous hantent ; c’est une claire leçon du roman.

 


Raspail au vitrail brisé
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Miséricorde : L’écrivain peut-il être exorciste ?
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Elle, Dé Dé : Diana Danesti.
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