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Sortir du recyclage, prendre la marge (1/3)

Sortir du recyclage, prendre la marge (1/3)

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Beaucoup de philosophes ont théorisé sur la fin de l’Histoire, sa sortie par nos civilisations post-modernes. Malgré l’objection des optimistes qui dénichent partout où ils le peuvent les traces du changement, y compris maintenant comme le dirait notre chef d’État, c’est peut-être effectivement bien le cas. Ce n’est pas parce que ça bouge, que le monde est encore dans l’Histoire. Pour se prolonger, le monde n’a rien trouvé de mieux que de se recycler et d’entrer ainsi en perpétuité. Pour ceux qui croyaient en la fin du monde, c’est une grande déception bien sûr que cet arrêt sur image en révolution permanente. Cette logique du recyclage irrigue aujourd'hui toutes les sphères de la société : économique bien sûr mais également politique et culturelle. Toutes les sphères de l’être et de sa pensée sont donc aussi contaminées.

Face à ce constat, il est déjà difficile pour les faibles êtres de désirs que nous sommes de s’exclure, de ne pas prendre sa part dans cette économie du grand tout où la matière partagée a pris une valeur démesurée. Il est également compliqué d’échapper à la tentation du refus de participer pour garder mains propres et tête haute. Certains radicaux parmi les hommes intelligents optent en effet pour ce refus de participer, un repli stratégique, une ablation du monde qui peut aller même jusqu’à une caricature d’oblation d’ailleurs. Ceux là, englués dans une nausée totalitaire, sont pris au piège du péché du réactionnaire, péché qui tue l’espérance et nie la possibilité de l’aventure. Au contraire, n’ayons pas peur d’afficher un optimisme résolu, de le manifester dans un activisme obstiné. Quand on s’appelle Mauvaise Nouvelle, on n’a plus qu’à prendre le risque d’exister, à en avoir le culot. Cet agir s’appelle : prendre la marge. C’est aussi se donner la possibilité de l’action de grâce, c'est-à-dire la possibilité de rendre des comptes et pourquoi pas de monter dans l’Arche.

Sortie de l’Histoire


Dans sa capacité à traquer l’ironie du sort, à dominer sa réaction pour en faire une narration, Philippe Muray a su nous apporter les preuves de notre sortie de l’Histoire. Muray cite d’ailleurs Kojève pour décrire cette post-histoire : « L’Histoire s’arrête quand l’homme n’agit plus au sens fort du terme, c’est-à-dire ne nie plus, ne transforme plus le donné naturel et social par une Lutte sanglante et un Travail créateur. Et l’Homme ne le fait plus quand le réel donné lui donne pleinement satisfaction, en réalisant pleinement son Désir (qui est chez l’Homme un Désir de reconnaissance universelle de sa personnalité unique au monde). Si l’homme est vraiment et pleinement satisfait par ce qui est, il ne désire plus rien de réel et ne change donc plus la réalité, en cessant de se changer réellement lui-même »1. Il a donc fallu que nous soyons gavés pour sortir de l’Histoire et entrer dans le tourbillon du recyclage. Il a donc fallu aussi baigner dans le bien triomphant et l’universalisme, être pensé par le bien pour ne plus s’en échapper. « Dans le nouveau monde, on ne retrouve plus trace du Mal qu'à travers l'interminable procès qui lui est intenté, à la fois en tant que Mal historique (le passé est un chapelet de crimes qu'il convient de réinstruire sans cesse pour se faire mousser sans risque) et en tant que Mal actuel postiche. » 2. Pour Muray, le diagnostic était clair, l’homme s’est « débarrassé de l’Histoire, cette interminable tapisserie d’erreurs (car se tromper est un luxe que nous ne pouvons plus nous payer ; nous n’avons plus les moyens de nous offrir que l’innocence.) » Nous sommes dans le temps de l’après.

Si le mal a disparu, ce n’est peut-être qu’uniquement parce qu’il n’a plus d’avenir. Il a joué toute sa partition, il n’a plus qu’à se fondre dans le bien comme ultime stratégie. Après tout, on peut bien sortir de l’Histoire, tout le mal s’est additionné sur terre au fil des siècles depuis le premier homme pour former le mille-feuilles des stratégies destinées à perdre la créature. Nous avons eu les guerres, les bêtes féroces, les tremblements de terre, les débordements de la mer et les cieux qui se vident en grêle, nous avons eu la mort de l’innocent, nous avons eu la caricature de religion avec un Islam qui réalise une synthèse judéo-chrétienne accessible sans effort de la pensée individuelle, nous avons eu la caricature de l’humanisme avec d’obscures lumières qui mènent directement aux camps, nous avons tous été marqués du nombre du nom de la bête pour devenir des consommateurs, nous avons tous reçu l’enseignement des inversions des définitions et des valeurs récemment. Nous avons éprouvé toutes les stratégies de Satan, des plus grossières aux plus subtiles. Nous les éprouvons toutes en même temps dans ce temps de l’après Histoire, car le Diable recycle ses bonnes vieilles méthodes régulièrement, il ne peut faire preuve de créativité.

Si nous sommes sortis de l’Histoire, c’est tout également parce que nous avons fait entrer l’individu dans le rang. Le rapport au héros est devenu uniquement littéraire dans un style relevant quasiment de la science-fiction, de la mythologie ou du fantastique. Dès que nous en tenons un, on tente immédiatement de l’abattre à coup de raisonnements psychologiques pour expliquer ses actes. S’il est devenu un héros, c’est sans doute qu’il avait un problème à régler avec lui-même. On aplatit, les deux dimensions nous vont si bien, la vitrine est idéale. On assassine chacun de nos héros à coup de raisonnements produits, pour psychologiser chaque intention et chaque acte. On parvient même, une fois sortis de l’Histoire, à nous faire croire qu’il n’y a jamais eu d’Histoire en faisant disparaître peu à peu les grands hommes des livres d’histoire. Exit Louis XIV, Napoléon et de Gaulle des manuels de collège. Un apparatchik du ministère de la ré-éducation nationale expliquait à des journalistes faussement étonnés de cette disparition que les leçons du passé où on apprenait la vie des grands hommes empêchait de comprendre l’histoire des petites gens, des peuples, des habitudes de vie. Le tout sociologique est le pendant du tout psychologique de l’après histoire. Ce sont les seules et uniques sciences molles qui doivent tout comprendre désormais y compris les arts. C’est logique puisque tout artiste a une propension à vivre une aventure de la pensée et de la création et donc à vivre comme un héros, figure décalée et insultante pour tous ceux qui cherchent à s’accepter tel qu’ils sont. Chercherions-nous tant à tuer l’Histoire si nous n’en étions pas sortis. Il est préférable de croire que tout cela n’a jamais existé plutôt que de prendre conscience de la nature de notre ère.

Nous sommes donc biens sortis de l’Histoire, puisque le mal a rejoint le camp du bien, puisque les héros n’existent plus, puisque les héros disparaissent de notre mémoire, puisqu’il est si confortable de rentrer dans le rang pour consommer. Voyons maintenant comment le monde se recycle en permanence. Prochains épisodes : « Recyclage perpétuel » ; « Le péché du réactionnaire » ; « Finir par prendre la marge. »

  1. Après l’Histoire, Philippe Muray
  2. Philippe Muray, interrogé par Parutions.com le 22 octobre 2004

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