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Tesson, La panthère des neiges

Tesson, La panthère des neiges

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« On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l’incertitude me paraissait très noble – par là même antimoderne. » Sylvain Tesson, spécialiste des récits de voyages, a reçu le prix Renaudot pour La panthère des neiges. Sa fresque à l’esthétisme subtil nous transporte aux confins de l’Himalaya, bien loin de l’agitation de nos sociétés. L’histoire se décline en plans successifs comme un reportage animalier où les scènes de la vie sauvage sont prises sur le vif par un téléobjectif patient. L’auteur nous invite à la posture combinée de la lenteur, de l’observation, de la contemplation. Tesson a en lui le ressort de la profondeur, nous dirions en termes religieux le trésor de l’intériorité, celui-là même que le monde moderne a chapardé : « L’affût est un pari : on part vers les bêtes, on risque l’échec. Certaines personnes ne s’en formalisent pas et trouvent plaisir dans l’attente. Pour cela il faut posséder un esprit philosophique porté à l’espérance. »

L’auteur est un antimoderne, aiguillon bienvenu perçant des horizons emplis de standards. C’est l’un des fils rouges de son livre : ces piques qu’il assène sans cesse à nos modes de vie mondialisés et rendus à la stérile dévotion de la consommation. « Passèrent des villages de colons où des cubes de ciment abritaient des Chinois en kaki et des Tibétains dont les bleus de travail confirmaient que la modernité est la clochardisation du passé. » L’homme était sûrement fait pour conquérir les steppes, où qu’elles soient, et c’est finalement la domestication qui l’a pris dans ses filets, comme dit l’écrivain Maximilien Friche. « L’homme des villes de l’Occident s’était lui aussi domestiqué. Je pouvais le décrire, j’en étais le plus parfait représentant, écrit Tesson. Au chaud dans mon appartement, soumis à mes ambitions électroménagères et occupé à recharger mes écrans j’avais renoncé à la fureur de vivre. » La fureur de vivre, le goût du risque, le choix radical de l’aventure, celle qui dépouille et nous rend à notre incarnation véritable, mais aussi la vocation ultime de la vie intérieure, religieuse, mystique, autre manifestation de l’incroyable puissance dont l’âme humaine est capable. Tout cela, enfui, disparu pour laisser la place à ce trop plein de matérialité et à une vie de triste futilité.

Là-haut, à proximité de cimes irréelles, le monde dans un ballet de création ou d’engendrement sans fin magnifie insolemment ce que nous avons perdu : « Ces spectacles constituaient l’héraldique de la haute Asie : une ligne de bêtes au pied d’une tour posée sur un glacis. Tous les jours, dans les à-plats arasés, nous prélevions nos visions : des rapaces, des pikas -le nom des chiens de prairie tibétains-, des renards et des loups […] Avec Munier, je commençais à saisir que la contemplation des bêtes vous projette devant votre reflet inversé. Les animaux incarnent la volupté, la liberté, l’autonomie : ce à quoi nous avons renoncé. » Les yacks, présences familières au long du périple sont des personnages clés du récit. Mus par une lucidité instinctive, ils semblent questionner les hommes : « Nous sommes de la nature, nous ne varions pas, nous sommes d’ici et de toujours. Vous êtes de la culture, plastiques et instables, vous innovez sans cesse, où vous dirigez-vous ? ».

Mais alors, comment trancher entre nos penchants contraires : « Nous n’étions pas des êtres « privés d’instinct », comme le professaient les philosophes culturalistes, nous étions au contraire encombrés de trop d’instincts, contradictoires. L’homme souffrait de son indétermination génétique : le prix à payer était l’indécision. Nos gènes ne nous imposant rien, il nous restait à choisir entre tous les possibles offerts à notre volonté. Quel tournis ! Quelle malédiction que de pouvoir tout embrasser ! L’homme brûlait de faire ce qu’il redoutait, aspirait à transgresser ce qu’il venait de bâtir, rêvait d’aventures une fois rentré chez lui mais pleurait Pénélope dès qu’il naviguait. Capable de tous les embarquements possibles, il se condamnait à n’être jamais content. Il rêvait de l’« en même temps ». Mais l’« en même temps » n’est pas biologiquement possible, ni psychologiquement souhaitable, ni politiquement tenable. » Le « en même temps » ? Pied de nez à nos puériles actualités politiques.

Mais enfin, à quoi peut bien ressembler cette panthère des neiges ? « Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l’automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d’armoise, le secret des orages et des nuées d’argent, l’or des steppes et le linceul des glaces, l’agonie des mouflons et le sang des chamois. Elle vivait sous la toison du monde. Elle était habillée de représentations. La panthère, esprit des neiges, s’était vêtue avec la terre [..] Sa seule présence signifiait son « pouvoir ». Le monde constituant son trône, elle emplissait l’espace là où elle se tenait. Elle incarnait ce mystérieux concept du « corps du roi ». Un vrai souverain se contente d’être. Il s’épargne d’agir et se dispense d’apparaître. Son existence fonde son autorité. Le président d’une démocratie, lui, doit se montrer sans cesse, animateur du rond-point. »

Second pied de nez ici à cet air du temps, cette respiration quotidienne : notre comédie humaine hypermédiatisée. Flèche décochée, parmi d’autres fulgurances de l’offensif Tesson qui offre surtout, et c’est bien l’essentiel, à nos cœurs attiédis une revigorante poésie.

Photo : (c) Vincent Munier

Tesson rend hommage à la Grande Armée
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La langue de Rimbaud sert de guide de randonnée à Tesson
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Rimbaud par Tesson
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