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Zone de mort

Zone de mort

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Paul Yonnet, avant de mourir le 19 août 2011 à l’âge de soixante-trois ans, a écrit un dernier texte intitulé Zone de mort. Ce livre publié à titre posthume en septembre 2017 comme il l’avait souhaité, préfacé par son ami Jean-Pierre Le Goff dont nous avions commenté pour Mauvaise Nouvelle l’excellent Malaise dans la démocratie, est un récit autobiographique à la frontière de deux mondes, celui des vivants et celui des morts. Paul Yonnet, sociologue au regard acéré face à la postmodernité, expert des domaines du sport et des loisirs, a bâti une œuvre puissante, originale, à rebours des courants dominants de sa discipline. Son maître-ouvrage Voyage au centre du malaise français, L’antiracisme et le roman national écrit en 1993, fit d’abord polémique avant de se révéler prophétique. Spécialiste de la haute montagne, de cette zone de mort où l’oxygène se raréfie et le risque devient paroxystique, Yonnet a vécu toute sa vie en malade, dans la tension du combat, torturé par une menace planante qui empêche de vivre et retire pas à pas de la vie, cet état qui « vous fait vivre en avant des autres, dans une zone inconnue de la société dont vous êtes, mais où vous n’êtes déjà plus. » Son livre, dur et lumineux, implacable sur la nature de l’homme lorsqu’elle se révèle sans faux-semblant, touche, ébranle et interroge notre condition d’être souffrant et mortel. Il le veut tel « un coup de poing contre le nouveau monde aseptisé, l’envers du décor de l’optimisme enjoué des bien-pensants de la postmodernité et des partisans doucereux du suicide assisté. » Yonnet a la vérité de celui qui se sait condamné : « Notre société a plus changé en quarante ans que durant les deux siècles précédents. » Pour apporter quoi, s’interroge-t-on ? L’antiracisme par exemple, son principe racial et le communautarisme ethnique qu’il affirme combattre qui sont autant de germes de fragmentation pour l’unité du pays ? La disparition du « roman national »,  cette belle histoire visant à faire aimer notre culture et notre pays ? La dissolution de notre patrie dans le tourbillon du mondialisme ?  La religion des droits de l’homme, cette idée libérale désincarnée brandie par les oligarchies qui préfèrent en réalité le marché à l’homme ?

Paul Yonnet reprend dans ce livre-testament la formule de Céline : « Ecrire, c’est vivre la mort et mettre sa peau sur la table. » Pour mieux éprouver la morsure du réel, donner de l’épaisseur à la vie, de la chair, transcender les vacuités et les banalités, rester vivant face aux petites morts. Lecteur passionné de Bernanos, Yonnet reprend les paroles de l’auteur des Grands Cimetières sous la lune : « Je sais bien ce qu’a de vain ce retour sur le passé. Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie. » Le combat contre le cancer et l’opération à cœur ouvert qu’il évoque concrètement et pudiquement dans son ouvrage ressemblent à une monté au calvaire. Notre sociologue, admirable, gravit ce Golgotha avec une immense dignité jamais exempte d’appréhension face au mystère de l’après. Le vieillissement, la maladie et la mort, à l’opposé des euphémismes contemporains évoquant la « fin de vie », ne s’en laissent jamais conter. « Wir sind geboren zu sterben », nous sommes nés pour mourir, rappelait Heidegger. C’est la leçon de ce livre. C’est le thème de la mort irréductible dans l’histoire humaine. Paré d’une lucidité exceptionnelle dans son combat, Paul Yonnet s’érige en contempteur de la modernité, en critique de sa patrie dont l’avachissement inexorable le navre profondément. Ceux qui s’accommodent de cela ne trouvent pas grâce à ses yeux : « L’homme est concupiscent car il convoite : la fonction, la femme ou l’homme, le sexe, la réussite, la beauté, la force, l’intelligence, la jeunesse, les objets, les relations, le pouvoir de l’Autre, tout ce qu’il n’a pas ou plus. Si la concupiscence a disparu du vocabulaire, des savoirs du comportement, voire de l’idéologie, de l’économie et de la politique, c’est que l’homme moderne est dressé à la concupiscence, que son être entier est devenu un monument de concupiscence. La modernité est une noyade où la réussite se mesure à des quantités accaparées. » ; « Dans les années 80, j’ai effectué une tournée de conférences en URSS. En France, l’émission la plus regardée par les Hexagonaux, avant et après le journal de 20 heures, était le bulletin météo. En URSS, c’étaient les informations de politique internationale qui introduisaient le journal, non le bulletin météo. Différence de fond entre une puissance attentive en permanence à l’état du monde extérieur et à la représentation de ses intérêts, et la population d’un pays réduit à ne plus être que lui-même et le jouet des événements. »

Sur le technicisme érigé en absolu et l’inhumanité de la médecine de masse, le livre dit tout. Sur l’intrusion dans la zone interdite, il dit aussi beaucoup. Après l’épreuve de la leucémie, celle de l’opération à cœur ouvert : « Ouvrir la poitrine pour aller au cœur est une profanation, car cette opération de ce qu’il y a de plus intime, de plus sacré, seule une raison exceptionnelle la justifie. » ; « J’avais connu, il y a vingt ans, les coloscopies à l’ancienne, sans anesthésie : la plus grande souffrance que je n’aie jamais endurée. A présent, elles se déroulent sous anesthésie, brève mais totale. Restaient à explorer les six mètres d’intestin grêle. Je me rendis à Rouen en ambulance, où j’absorbais une vidéo-capsule. Durant cinq heures, elle migra lentement dans les circonvolutions tripales, les images de ce voyage étant enregistrées et analysées. »

Les derniers mots couchés sur le papier, en janvier 2011, furent ce conseil de Sénèque à Lucilius : « Cherche autour de toi un bien qui soit de durée ; or, il n’y en a point, sauf celui que l’âme tire d’elle-même. […] Si quelque obstacle survient, il en est comme des nuages qui glissent au bas du ciel sans jamais éclipser le jour. » ; et puis il formula cette folle et dernière espérance au moment où il subissait l’intervention destinée à lui changer la valve aortique et à l’opérer de deux pontages : « Je voudrais revoir le printemps. »

Tant que la vie est là, savons-nous suffisamment goûter les printemps de l’existence ?


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