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L’éclipse de la mort

L’éclipse de la mort

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La mort a trouvé son philosophe contemporain en la personne de Robert Redeker. Dans son ouvrage L’éclipse de la mort, il montre que la grande faucheuse a disparu des radars modernes, car trop encombrante, scabreuse, scandaleuse, empêcheuse de se divertir en rond. Saint Augustin disait dans la Cité de Dieu : « Aspirer à plus d’être, c’est déchoir de son être. » et sainte Thérèse d’Avila dans un poème : « Je meurs de ne pas mourir. » Si la mort inspire spontanément la répulsion, nous comprenons qu’en ranimant le « sentiment de détresse et celui du tragique » par un énergique contrepied à l’esprit du temps, il est possible de se ré-humaniser par l’acceptation de la finitude, de la déchéance, de la maladie qui sont le lot de tous les hommes. Ces états communément liés à la vieillesse conduisent à la mort qui est la condition même de la vie. Pour le philosophe stoïcien Epictète, l’homme est fait pour être moissonné, pour Platon la mort est délivrance, et pour Saint Augustin dans Les confessions la vie mortelle est une « mort vivante ».

La mort a revêtu le sens social et bien sûr le sens spirituel que les hommes au long des âges ont voulu lui conférer dans leur culture, avec la volonté sans cesse réitérée de l’apprivoiser ou de la sublimer. Pour Epicure et Lucrèce, grandes figures du matérialisme de l’Antiquité gréco-romaine, il faut s’appliquer à philosopher car c’est là le remède exorcisant la peur de la mort. Avec le christianisme, la mort est vaincue par la vie éternelle rendue possible par la résurrection de la chair. La perte de transcendance, si prégnante en Occident, a relégué la mort au rayon des persona non grata. Celle-ci est désymbolisée, éludée, cachée sous le boisseau : « La prolifération des images produites industriellement correspond à une déforestation de l’imaginaire : le monde n’est plus cette " forêt de symboles " dont parlait, en un fameux poème des Fleurs du mal, Charles Baudelaire, pour décrire la nature. » Nous ne supportons plus cette mort, littéralement expulsée de la vie collective, ni aucune forme de négativité. Notre frénésie au " bonheur " n’a d’égale que l’appétence gargantuesque à consommer tous les plaisirs qui régissent nos existences.

 

Des " industries de l’hébétude " au transhumanisme, et vice-versa

Les " industries de l’hébétude " tentent en vain d’escamoter la réalité de la mort qui toujours survient, de façon impromptue et souvent violemment : « Le monde moderne dont l’horizon se résume en une formule : tuer la mort, en cherchant à nous détourner dans l’oubli festif et écervelé de la mort, accroît, puisqu’il nous laisse désarmés devant elle, la rigueur de son despotisme. » Ces industries, par la servile docilité qu’elles inoculent, nous portent vers le vieux rêve prométhéen de l’immortalité. Nous sommes conviés à la parodie des transhumanistes affranchis de Dieu et pétris de leur science. Ex nihilo, ces idéologues fous élaborent dans leurs laboratoires high-tech l’humanité 2.0 constituée " d’hommes augmentés " que l’Intelligence artificielle, cette puissante divinité d’aujourd’hui, veut supérieurs à la mort. Cette immortalité factice se fonde sur la technique et la pharmacie, l’informatique et les biotechnologies ; elle est conçue dans les laboratoires de la Silicon Valley. On est ici bien loin des " hommes véritables ", « Les soldats, prêtres, guerriers et religieux plus hommes que les autres, qui ne se préparent plus à la mort. » Pour notre philosophe, il y a donc urgence à sauver la mort, c’est-à-dire sauver l’humanité, sanctuariser l’intériorité contre l’exhibitionnisme virtuel. Le présentisme, que Renaud Camus nomme soi-mêmisme, permet au Moi de surinvestir tous les espaces et bannit à tout jamais ancêtres ou figures d’autrefois. Notre société se décrète sans passé, sans cadavres car ils exhalent une affreuse puanteur, sont hideux et repoussants, si contraires à la beauté artificielle et dévoyée de nos vaines activités accaparant toute notre existence : « La vie éternellement ludique, une vie interminable à consommer des séries télévisées, de la musique et de la littérature industrielles, à s’affaler devant l’infotainment, à s’essouffler en jogging et fitness, à faire du ski et du vélo, à s’abêtir dans les loisirs, à s’abrutir dans les parcs d’attraction, une vie disneysée, bref le contraire de la vie éternelle proposée par la foi chrétienne ou envisagée par Platon. »

 

Exhibitionnisme et voyeurisme d’un monde sans véritable incarnation

Il faut le dire, en écho à notre philosophe, la haine de la matière, du corps devenu moche, vieux et bientôt dévoré par la vermine jusqu’au squelette, la haine de tous les morts qui retardent l’avide consommation des plaisirs par le temps qu’ils accaparent, cette haine a sa plus significative expression dans le recours à la crémation. Par ce réflexe hygiéniste et rapide, le cadavre devient cendre, c’est-à-dire néant, plutôt que poussière qui est promesse de vie, et ce en un rien de temps. C’est pourtant bien de la poussière que naît la vie. Ce monde post-moderne sans incarnation, sans chair, envisage de réduire à l’état de cendre toute histoire humaine, toute riche singularité : « La crémation, cet accomplissement de la vie administrée ! La matière est ce trop dont, une fois l’existence consciente enfuie, une fois l’âme libérée, comme dirait Platon, la crémation, cette révolte esthétique et politique, cette révolte antichrétienne, signe le débarras. » L’opposition entre urbain et rural est à cet égard fort intéressante. Dans le mouvement d’urbanisation folle, ce que le géographe Guilluy appelle la métropolisation, on constate que la crémation s’est irrémédiablement substituée à l’inhumation : « La crémation est urbaine, l’inhumation, qui déploie ses rites en s’accompagnant d’un riche imaginaire de la terre, de la glèbe, est rurale. » Et encore, sur les ravages de la modernité : « Nous voilà incapables de soutenir le regard de l’agonie. Nous ne voulons plus que la mort, la maladie, la souffrance, l’agonie nous regardent les yeux dans les yeux. Tournés vers nous, leurs regards nous interrogent sur la condition humaine, forent douloureusement notre intimité psychologique, nous poussant vers les lisières de la réflexion métaphysique. »

Nous courrons ainsi vers la civilisation sans cadavres : « Le cadavre est une insulte à cette image hypermoderne du corps, à notre foi dans la beauté et la jeunesse corporelles increvables, insulte enfin au botox et au viagra. » Avec l’euthanasie, avatar mortifère de l’idéologie progressiste, apparaît une forme de haine masquée derrière la compassion. Une misanthropie qui ne dit pas son nom : « La misanthropie se dévoile alors comme fausse conscience misanthropique. » A marche forcée, nous subissons l’effacement sémantique de la mort avec la sempiternelle expression « Il ou elle est partie. », euphémisme qui appelle la question de savoir où, et qui contredit ipso facto l’idée du néant, du rien, ou de la négation de la mémoire proclamée par les" présentistes ".

 

La mort, cette ennemie absolue des ennemis du christianisme

Il y a, selon notre auteur, un déclin de la mort héroïque. Edifiant fut le modèle paradoxal qu’offrirent Blandine de Lyon et tous les martyrs des premiers âges : accepter sans répondre, sans violence, sans se saisir d’aucune arme, combattre pacifiquement. Avec une arme immatérielle : la faiblesse plus efficace que le fer. Saint Vincent de Paul et Jeanne d’Arc, ces immenses figures du christianisme, frôlent quant à eux la surhumanité, voire la divinité. Ces saints ont connu le constant compagnonnage de la mort qui a péleriné à leurs côtés. Inutile de dire qu’ils n’incarnent plus aujourd’hui des modèles pour la post modernité, pas plus que tous les symboles de la mort héroïque, pas plus que ces sépultures ou monuments publics où la mort est symbolisée, matérialisée dans le marbre ou le granit, comme témoignage de la « supplique des sacrifiés aux vivants refusant d’être morts dans l’anonymat de la guerre de masse, de la guerre taylorisée, morts pour que les vivants se souviennent de leurs noms, dans la gloire. » L’idéologie du temps, révolutionnaire et post révolutionnaire, a décidé d’éradiquer la mort et sa symbolique chrétienne. Ainsi l’exhumation des corps de la nécropole royale de Saint Denis en 1793 marqua-t-elle un summum d’abjection. Robert Redeker nomme cela « régicide contre des morts ».  Chateaubriand dans Génie du christianisme fige l’horreur pour l’éternité : « Tombeaux ouverts au pied de biche, à la barre à mine ou à la pioche, avant d’abandonner à la fosse commune les corps augustes. De mêler leurs chairs, leurs os et leurs cendres à ceux des corps anonymes, non augustes. Retrouvée dans les tombeaux éventrés, cette poussière même, trop longtemps gardée comme un trésor aux yeux de la rage révolutionnaire, était superfétatoire : il a fallu la jeter en Seine. Il fallut anéantir la poussière de l’Ancien Régime. Dépoussiérer, au sens propre, l’histoire en usant du crime de profanation. » Pour Redeker, « Le rapport repris par Chateaubriand, notifications aux humains depuis l’innommable, est une longue liste de vingt pages, liste d’horreurs, d’exactions et de noms, allant de Dagobert aux enfants de Louis XVI. La liste de Chateaubriand. » Ce fut l’éclipse de la mort obligée pour tuer le christianisme, l’ordre royal, mais le livre, comme par miracle de vie et de mémoire, re-sacralise et fixe à jamais ces événements du passé. La littérature, celle de Chateaubriand ou d’Hugo dans 1793, « signe l’échec de la profanation ».

 

La mort, pour recouvrer son âme, et tendre à l’éternité

La mort nous fait hommes, elle est « un avantage pour l’espèce, figurant la condition biologique de sa perpétuation ». Nous connaissons cette loi universelle et nous savons depuis le dimanche de Pâques, celui de la résurrection, que la mort n’est pas un terminus mais un départ : « Tout cadavre est semence, tout linceul berceau. Toute larme de deuil liquide amniotique, océan salé d’où la vie émerge. » Dans Acheminements vers la Parole paru en 1959, Heidegger insistait sur le rapport entre la mort et la parole, entre Thanatos et Logos : « Les mortels sont ceux qui ont la possibilité d’expérimenter la mort en tant que mort. La bête n’en est pas capable. Mais la bête ne peut pas non plus parler. » Robert Redeker insiste encore sur le désastre que constitue l’éclipse de la mort qui prive de fait l’homme de son âme et le ravale au rang d’automate biologique : « Sans la mort, il n’y a que le néant. » Avec elle, en revanche, triomphe la vie.


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