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Apôtres d’opérette : vivre la tragédie en bouffon

Apôtres d’opérette : vivre la tragédie en bouffon

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Maximilien Friche, je vous ai fait envoyer mon livre L’asquatation après avoir découvert Mauvaise Nouvelle et en lisant votre livre Apôtres d’opérette, qui pour moi résonne de manière étonnante comme des réponses anticipées à celles que je soulève dans le mien. Vous m’avez renvoyé une formidable lecture et je vous ai proposé que nous transformions cet échange en interview croisée, sur les thèmes qui nous occupent dans ces livres et qui peuvent intéresser d’autres que nous : le pouvoir transformateur ou non de l’écrit dans le réel, sur les corps, les confrontations entre les structures du langage et celles du vécu…

François Richard : Vous approchez un thème passionnant : des corps emmenés vers leur propre extrémité mais par la littérature, entrainés par l’élan même de celle-ci.

Inspirés par elle, ils s’entrainent dans un crescendo d’actions, partant de simples happenings puis qui commencent à évoquer Debord, puis le Théâtre de la cruauté…  Avec un tel matériau vous aviez au départ l’option du premier degré, de la tragédie. Mais, le narrateur comme l’auteur (cf. le titre, et la fin du quatrième de couverture) ont fait le choix d’emblée de la distance, un ton un peu double qui est comme un voile de fond narquois sur ces trajectoires idéalistes. D’ailleurs vous excellez pour climatiser ce troisième ou quatrième degré, par des clins d’œil aux entournures, ou par les martèlements descriptifs par tous les angles sur une situation, ce qui diffuse l’aspect drolatique donc pathétique de tout cela. Ils s’agitent, mais ils sont irrémédiablement cernés…

Alors tout de même, du coup… : à l’issue de cette lecture stimulante sur ces destins désespérants, le hiatus entre la force du texte et l’auto-verdict sur sa supposée inutilité questionne. On voit sur le site mauvaisenouvelle.fr des textes forts -féroces, aiguisés- souvent sur les médiocrités de l’époque (ce que vos personnages pourraient appeler des textes de combat), votre intention pour écrire sur ceux qui croient aux pouvoirs de l’écrit (à l’extrême) pourrait révéler des impulsions d’y croire, mais pour les moucher dans le même mouvement. L’écriture serait-elle donc un pis-aller, juste un moyen de passer le temps, dans une incarnation sans réelle ligne de fuite face à ses limites ? Serait-ce là la mauvaise nouvelle, qui une fois énoncée a d’ailleurs l’autre inconvénient de « ne pas souder un groupe » ?

Maximilien Friche : Je voudrais tout d’abord préciser que mon livre est écrit au premier degré, au sens où il révèle la vocation tragique de l’être. L’art narratif, quant à lui, est manifestation de l’incarnation, c’est en ce sens qu’il révèle la malédiction de l’être de ne vivre que de façon pathétique, même la plus belle des tragédies. Cela se traduit donc par ce sentiment de distance ou de second degré que vous évoquez. Il est utile pour manifester que l’on n’est pas dupe. Tous les hommes sont ridicules, non pas dans la tragédie qu’ils vivent mais dans le sérieux avec laquelle ils vivent. Ce serait terrible que les lecteurs rient de la tragédie, il n’y aurait rien de pire. On ne peut pas rire de la croix, on peut rire de qui se revendiquerait digne de la croix, de qui la prendrait pour un trône… On ne peut que proposer d’être crucifié les fesses en l’air. Je crois que la narration d’après les mythes anciens, la narration d’aujourd’hui, est un exercice par lequel on manifeste le fait de ne pas être dupe du monde, des autres ni de soi.

Et soulignons au passage que ce second degré, la révélation du pathétique, n’amène une légèreté que passagère. En effet, assez rapidement, elle renforce la dimension tragique de la vie en humiliant les héros. Je crois que l’homo Sapiens sapiens ne peut vivre la tragédie sans accepter le martyre du ridicule, sans le revendiquer, sans en jouer. C’est ainsi qu’il se lave de lui-même, c’est ainsi qu’il évite l’orgueil de se croire l’élu. Briser l’orgueil de l’homme est un travail sans cesse sur l’établi. Il faut se ressentir méprisable, comme le monde. Vomir nos semblables car ils le sont, et se vomir d’en être. L’homo sapiens sapiens est toujours une quête, le véritable homme nouveau en gésine.

Il faut donc se prêter à rire, c’est la seule façon d’éviter le mélodrame. La pure tragédie est impossible ou rare. Elle campe les mythes. Je préfère faire rire, maîtriser le sourire des lecteurs pour jouer d’eux en jouant de moi.

L’écriture n’est pas un pis-aller. Elle est ce que mes héros en disent, un acte performant au sens où elle peut modifier un être. Elle ne peut et ne doit pas changer le monde. Il ne faut pas croire au grand soir, il faut se garder de tout romantisme. Il faut simplement écrire pour se relier à l’autre et pourquoi pas à l’invisible. Et l’écriture n’est pas non plus un pis-aller au sens où je n’écris que par nécessité, j’écris toujours le livre qu’il est nécessaire d’écrire. Je ne sais d’où me vient cette injonction, comme une forme de malédiction. Je ne suis pas un écrivant. Je me refuse d’écrire sur tout. Il faut voir la feuille blanche comme un objectif. Je veux m’épuiser. On n’écrit pas pour passer le temps, on écrit parce que l’on ne sait pas ne pas écrire. C’est une tare. Heureux ceux qui n’écrivent pas. Agir comme les apôtres d’opérette amène le groupe à se diviser car ils ont tous un corps pour s’humilier, chacun le sien. Il mette en œuvre ce qui est nécessaire de logistique pour s’incarner et se révèlent pathétiques. La mauvaise nouvelle là-dessus serait de dire que nous n’avons pas le choix ! Nous sommes condamnés au tragique et au pathétique dans le même mouvement de l’incarnation. Et nous pouvons encore espérer contribuer au salut du monde en revendiquant de n’être qu’un pauvre type indigne de la tragédie qu’on lui a offert.

FR : Vous décrivez de manière clinique ce qu’il se passe dans l’esprit de ces personnages saisis d’une mission donnée par l’intensité de la littérature, et ce sont des sentences remarquables. Leur basse continue presque aphoristique, même ponctuée régulièrement par sa propre caricature, reste troublante.

Et puis s’affirme cette férocité crescendo du narrateur envers eux, qui encore une fois pour moi résonne comme une amertume ravalée, le regret qu’ils n’aient pas raison, et qu’ils en apparaissent pathétiques. Est-ce une moquerie vraiment vers eux par rapport à leur raisonnement, ou plutôt finalement un dépit vers le monde qui resterait insensible à ce fameux « agir engendré par la littérature » auquel ils ont tant cru ?

Et la question arbitrale qui découle de ce dilemme : pour vous, écrire ne serait en aucun cas un principe opérationnel d’agir sur le monde ?

MF : Le narrateur est la conscience du héros principal, il est un empêcheur de vire en héros, un mauvais reflet dans la société. Son amertume manifeste la prédestination à l’échec et la nécessité de l’échec. C’est toujours la même chose accepter la croix sans la désirer. Agir en sachant que l’on va être pathétique, mais ne pas désirer l’être, et accepter de l’être, se réjouir de l’avoir été. Notre monde n’est pas un monde mythique. Les vrais héros étaient des dieux ou demi-dieu. Un homme doit se savoir ridicule dans l’ambition qu’il a de se prendre pour un demi-dieu. Il faut rabâcher : ne me prenez pas au sérieux, je ne suis qu’un homme. C’est ce que fait le narrateur comme conscience de ses héros. Et puis le narrateur non seulement connait la fin de toutes les histoires et en plus sait que ce ne sont que des histoires.

Le monde est insensible à la littérature, sans doute. Et pourtant je crois comme mes héros que la phrase peut faire mouche et perturber irrémédiablement l’être qui la lit. Cela arrive essentiellement par la poésie qui accompagne la narration et qui est toujours comme un raccourci dans le labyrinthe tissé, le moment contemplatif dans la lecture. Tout texte dissimule une prière d’enfant, un blues psalmodié, une plainte amoureuse. Ceux qui voient cette prière cueillent une épiphanie, une manifestation de l’éternité par le biais de l’écrivain taré.

FR : Sur cette question de l’efficacité virale sur les consciences et les sensibilités, je vous ai posé la question pour la littérature mais je pourrais vous poser la question pour les autres formes d’art, plus usuellement appelées œuvres d’art. Ainsi c’est un tableau, La danse des morts, qui matérialise « une fresque qui engendre l’écrit qui engendre l’action, qui engendre une fresque ». Les personnages parient sur le pouvoir radicalement inspirateur des vraies œuvres lorsqu’elles sont confrontées aux sensibilités lambda. Mettriez-vous une nuance entre le pouvoir (ou le non-pouvoir) de la littérature par rapport au pouvoir de l’art ?

MF : La fresque de la danse des morts réinventée par Paul Voltor dans le livre selon la technique de peinture inspirée de François-Xavier de Boissoudy, est tout à la fois peinture et littérature, car elle s’inscrit sur un parchemin et organise les hommes et les squelettes un peu comme on construit une phrase, un plus exactement un poème, squelettes et hommes s’alternent et s’embrassent comme des rimes.

Pour répondre à votre question, je ne vais pas tomber dans le piège d’établir une hiérarchie car nous avons besoin de tous les arts les uns par-dessus les autres. Je vois plutôt des nuances entre les arts rappelant des degrés de révélation. La peinture est l’art de la grotte, et cela tombe bien car nous y sommes bien souvent. Et il est essentiel de revenir à la peinture comme à un lieu de pèlerinage pour nous les écrivains car nous sommes trop bavards. La peinture nous impose le silence à nouveau. Elle fait sens sans avoir recours à la raison, elle nous met automatiquement en contemplation, c’est-à-dire dans la conscience d’avoir une réponse et dans l’injonction de devenir soi-même la bonne question à se poser au regard de cette réponse. Nous avons accès à une épiphanie encore et toujours. Au regard de cet art, la littérature peut presque être vu comme art conceptuel. En effet la jouissance intellectuelle opérée par le discours est de cet ordre. Heureusement, il n’y a pas que le discours, il y a l’art narratif, la façon de conter une histoire. Ce dernier est un art de peintre. Il enchaîne des tableaux et laisse lecteur tisser ce qui manque. C’est ce qui manque qui convoque le lecteur dans la trame. L’ellipse narrative agit comme un leurre, un peu comme la troisième dimension en peinture. Il y a donc dans la peinture et la narration le point commun de proposer une manipulation volontaire à l’autre. Le lecteur collabore à l’illusion. C’est ainsi que la narration crée des mondes, c’est ainsi que le livre est un corps aussi.

Reste la poésie et la musique. Ce sont là les deux véritables arts de l’homme sorti de la grotte, de l’homme nouveau. On côtoie les dieux, on parle la même langue et on ne se dit rien, on chante. C’est l’art des anges et des oiseaux. Mais je n’ai pas d’ailes et j’avoue être imparfait, aimer ma grotte. Aimer les miroirs. Souvent la pure poésie m’ennuie. La musique, ce n’est pas pareil. La musique est au-dessus de tout sans débat possible, et celle qui est tordue par l’improvisation de l’interprétation peut provoquer l’ascension de l’âme et du corps de concert j’en suis persuadé.

Voir la littérature comme un art est essentiel. La poésie doit être incorporée à la narration. Il faut avoir quelque chose à dire et avoir une langue pour le dire et être conscient des deux pour suffisamment se retirer dans le discours et dans la forme. Il faut aussi se laisser dépasser bien sûr par les accidents, pour assumer totalement l’incarnation. Comme tout peintre. Les accidents sont comme l’improvisation de l’interprète en musique. C’est quand la littérature est un art qu’elle devient performante, qu’elle agit sur les êtres.

FR : Une dernière hypothèse que j’ai faite est qu’au fond, marquer l’absurdité de croire à l’extrême au recours à l’art, à ses paralogismes, serait non pas une moquerie mais une prévenance de votre part, un rappel de la résistance de la dimension prosaïque qu’il ne faut surtout pas éclipser, un peu sur le principe de la lettre à un jeune poète. Cette phrase m’a marqué : « si tu crois aux symboles, n’oublie pas de rester libre ».

MF : Vous avez raison. Il faut nous mettre en garde. Ne crois pas au grand soir, ne crois pas que tu es un demi-dieu, ne crois pas en l’homme, n’adore pas tes limites, ne te suffit pas. L’échec est inévitable, il est rappelé par la mort qui clôt toute vie et il vaut pour toutes nos entreprises. La fiction que nous construisons pour en être le héros, pour être viable dans la jungle, peut apparaître comme un quiproquo si on en devient dupe. Les dupes font carrière, les dupes font les révolutions, les dupes croient aux lendemains qui chantent. Au contraire, être un apôtre d’opérette, c’est assumer pleinement la réalité humaine, la malédiction de l’homme qui a chuté, vivre la tragédie en bouffon sans espoir de changer le monde, juste parce que l’on n’a pas le choix. Où est la liberté là-dedans ? Sans doute dans la conscience. Et évidemment dans le sacrifice. Il faut consommer sa vie, ne pas thésauriser, il faut tenter d’être un jour mûr pour la mort.

FR : En tous cas on arrive à la fin à ce passage particulièrement marquant, qui fait écho pour moi au terrible monologue du Juge à la fin de Méridien de sang de Cormac Mc Carthy. Vous le faites dire à l’un de vos personnages donc c’est difficile de deviner la position de l’auteur. « Elle sait que le moment est proche où il faudra prendre les armes, elle sait que la guerre est le stade littéraire qu’ils ont tous collectivement recherché sans se l’avouer. L’écriture, l’activisme, ne sont que des stades inférieurs de la littérature. C’est dans la guerre de tous contre tous, en incarnant son propre camp et son contraire que l’on peut parvenir véritablement à s’écrire, à faire de sa chair du Verbe ». Même si, comme dans tout le livre, la phrase d’après désamorce (« Encore les mots de Maximilien, encore ces concepts ésotériques masturbatoires »), j’aimerais beaucoup savoir si vous êtes d’accord avec lui sur ce point.

MF : Oui bien sûr. Encore une fois, mon livre est écrit au premier degré. Tout le reste n’est que politesse, élégance, pudeur, … donc littérature. Je prends l’initiative de rire de moi car je ne supporterais pas de le subir. Le narrateur est mon premier lecteur, il m’en fait donc rabattre un peu, il me remet à ma juste place. Comment avoir le culot d’écrire après tant de génies(Dostoïevski, Bernanos, Barbey, …) ? Comment avoir le culot de rabâcher de vielles lunes métaphysiques en les prenant pour une trouvaille ?

Si je mets dans un continuum la littérature et la guerre, c’est pour signifier l’aspect sacrificiel de l’écriture. Je n’ai jamais compris ceux qui souffrent de l’angoisse de la page blanche. Heureux hommes ! Mais n’écrivez pas et c’est tout. Quel autre fardeau de ressentir la nécessité d’écrire un texte, un roman ! Cette nécessité se ressent sans aucune perspective d’édition a priori. J’écris car je n’ai pas le choix. L’objectif est de s’épuiser, de s’écrire totalement, de faire de son être incarné, de toute sa chair, du verbe. Il s’agit d’accuser réception de la tare reçue. Incarner son propre camp dans la guerre de tous contre tous est comme écrire. Il s’agit d’imposer au monde sa personne, c’est-à-dire aller à l’encontre du projet du monde. Ecrire est une déclaration de guerre au monde.


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