La répression pénale s’introduit à l’intérieur de la conscience
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José Ortega y Gasset affirmait que se proclamer de droite ou de gauche, c’était accuser dans l’un et l’autre cas une hémiplégie morale. Nulle possibilité que François Sureau tombât dans une quelconque infirmité. Il se campe de longue date en défenseur de la liberté, de toutes les libertés publiques. C’est le rôle impérieux qu’il s’arroge, une fois encore, avec la rigueur du juriste et la verve de l’avocat et écrivain qu’il est, dans son opuscule Sans la liberté publié en septembre 2019 aux Tracts Gallimard.
Notre fiévreux Don Quichotte n’aime rien moins que les lois liberticides : lois mémorielles, attributions aux magistrats du parquet de faire le tri entre les bons et les mauvais manifestants, loi organisant la répression des fausses nouvelles, loi imposant l’immatriculation des vélos. Il déteste qu’on touche aux symboles et le vélo est une sorte de citadelle qui, si elle cède, s’ajoutera à la longue liste des libertés envolées. Ainsi en est-il encore de la loi Avia qui doit être promulguée et qui « introduit désormais la répression pénale à l’intérieur de la conscience ». Cette loi se fixe comme objet de lutter contre les propos haineux sur Internet, ce que Sureau fustige évidemment : « Si l’on revient un instant aux "discours de haine" que la loi se propose désormais de faire réprimer par les sociétés privées qui les diffusent, et qui suscitent en effet le dégoût ou la révolte, il me semble qu’il est erroné de penser qu’une simple loi, par l’effet de son édiction, pourra réduire un phénomène qui résulte de mécanismes sociaux et humains complexes […] A l’heure où les gouvernements sont bien obligés d’avouer leur impuissance face aux dérèglements de l’environnement ou à la mondialisation des échanges […] Hantés par la crainte d’une violence sociale à la fois générale et diffuse, nous cherchons à recréer une forme de civilité par la répression. C’est une voie sans issue. » L’affirmation peut surprendre à l’heure où l’on ne voit pas comment, sans un retour à plus d’autorité et un rappel aux devoirs de chacun, on pourrait parvenir à restaurer la concorde sociale. Mais Sureau demeure inflexible en stipulant que l’Etat de droit, dans ses principes et ses organes, a été conçu pour que ni les désirs du gouvernement ni les craintes de peuples n’emportent sur leur passage les fondements de l’ordre politique, et d’abord la liberté : « C’est cette conception même que, de propagande sécuritaire en renoncements parlementaires, nous voyons depuis vingt ans s’effacer de nos mémoires sans que personne ou presque ne semble s’en affliger. » Ainsi prédit-il que la loi Avia nous ouvrira un horizon chinois, où l’Etat et les opérateurs, par une incessante coopération électronique, pourront rejeter un citoyen « vers les ténèbres extérieures de la mort sociale ». L’Etat orwellien dont le comportement est rarement un modèle, qu’il s’agisse de légalité ou d’honneur -pensons au débranchement de Vincent Lambert, honte absolue dont s’est couvert l’Etat qui aurait dû le sauver plutôt que de le sacrifier-, impose une tutelle toujours plus forte à laquelle le citoyen n’a pas d’autre choix que de s’y soumettre.
Si l’édifice des droits se lézarde, il ne faut pas se méprendre quant à l’intention de notre auteur. Il n’est nullement question pour lui de défendre la surenchère des droits qui embouteillent nos démocraties : « Le citoyen se pense moins comme citoyen que comme individu, réclamant des droits pour lui et des supplices pour les autres, prêt à ce que la liberté de tous s’efface pour peu qu’on paraisse lui garantir la sienne, sous la forme d’une pleine capacité de jouissance des objets variés qu’il aime. Bernanos écrit que la liberté des autres lui est aussi nécessaire que la sienne. Cette idée n’est plus si communément partagée. Les gouvernements n’ont pas changé. C’est le citoyen qui a disparu. » L’individu est devenu tout à fait solitaire, libre mais seul. Doté de droits quasi illimités, mais désespérément seul. Se pose dés lors la question de savoir à quelles appartenances il pourrait se rattacher. Au culte de la nature ? A celui du Dieu des catholiques qui longtemps prévalut en nos vieilles terres chrétiennes ? Sureau ne le dira pas, mais le libéralisme libertaire, cette version dévoyée de la liberté, a engendré deux monstres : le monstre du contrôle social et la société liquide de l’individu anomique sans racines et sans espérance.
Impuissants à organiser leurs polices, depuis vingt ans, les gouvernements restreignent drastiquement les libertés pour conserver les faveurs du public et s’assurer de son vote, « nous éloignant chaque année un peu plus des mœurs d’une démocratie ». Or, la liberté est un bien très précieux sans laquelle il n’y a pas de société politique. La prééminence de l’égalité -de l’égalitarisme- comme pierre angulaire de l’action politique moderne est à cet égard préoccupante par le déséquilibre qu’elle engendre au sein même de nos valeurs fondatrices.
Ni de droite ni de gauche, disions-nous, l’avocat des libertés renvoie toutes les obédiences dos à dos : « La gauche a abandonné la liberté comme projet. La droite a abandonné la liberté comme tradition, comme élément central d’une tradition nationale au sens d’Edmund Burke. Le premier camp réclame des droits "sociétaux" comme on dit aujourd’hui, dans un long bêlement progressiste, le deuxième réclame des devoirs dans un grand bêlement sécuritaire. » Citant René Girard et son inspiré désir mimétique, Sureau déplore que nous nous exprimions avec les mots de nos maîtres, cependant que ces maîtres ne se survivent que dans leur docilité à nos passions : « Et quand bien même nous serions devenus incapables de former à nouveau le projet politique de la liberté, nous devrions encore préférer la simple licence, la pulvérisation de l’idée de liberté en cent images irréconciliables, sa diffusion en mille comportements opposés, plutôt que ce que l’ordre social nous promet : la dictature de l’opinion commune indéfiniment portée par les puissances nouvelles de ce temps, et trouvant un renfort inattendu dans le désir des agents d’un l’Etat discrédité de se rendre à nouveau utiles au service d’une cause cette fois enfin communément partagée -celle de la servitude volontaire. »