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Pourquoi tu lis… Bartleby de Melville

Pourquoi tu lis… Bartleby de Melville

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Je dégaine le volume 2 de la collection des « Feux Follets » des éditions du Feu Sacré. Cette fois ci, ce qui tient au creux de ma paume va parler de Bartleby de Melville. Connais pas. On va lire ce qu’en dit Frank Smith et on verra si cela me donne envie de le lire. Le volume 2 après le 3 et avant le 1, étrange façon de m’attaquer à la collection des Feux Follets. Le tiercé dans le désordre, ça paye un peu quand même. Bartleby donc. Cette nouvelle qui raconte l’histoire de cet employé de bureau, copiste et qui à chaque fois que son patron lui demande un travail répond qu’il « préfère ne pas… ». Même à son licenciement, il répondra par cette proposition. Ce « ne pas » devient dès lors un bloc monstrueux d’être qui s’oppose avec simplicité et douceur à toute volonté. Devant ce mystère, Frank Smith entre en analyse et veut nous donner à lire les contours de cette monstrueuse proposition.

Il s’agit encore une fois d'un essai qui porte bien son nom, qui assume son nom pour toute la noblesse de l’exercice, noblesse qui échappe à la suffisance des producteurs de thèses et de raisonnements. Le « pourquoi je lis » de Frank Smith ressemble un peu à la publication d’une prise de notes, ou plus exactement à l’ordonnancement d’une prise de notes. Des notes pour soi, pour ne rien oublier de ce que le livre soulève de questionnements, de ramifications dans ces questionnements. Franck Smith dessine un peu l’arbre exploratoire des questions posées et qui se démultiplie en nous face à cet étrange personnage qui s’obstine à préférer ne pas… 119 paragraphes, 119 points d’analyse. Il est ainsi apporté la démonstration de la possibilité d’une glose sans fin, si l’on accepte d’être modifié par une lecture, un livre. Et au bout de ses 119 points de commentaires, Frank Smith n’a pas épuisé le sujet, il l’a affranchi.

Au fil de la lecture de ces différentes gloses sur la nouvelle, on se laisse à penser que la liberté extrême éprouvée par le héros consiste finalement à trouver et à incarner la parole non performante par excellence, la seule parole qui défie toute idée de créateur en singeant son contraire. Smith écrit : « l’homme profane au point zéro. #je préférerais ne pas » (p 26) Le héros n’oppose rien d’autre que sa personne et dévoile le caractère irréductible d’une personne. Et je me fais la réflexion que cette phrase de Bartleby est peut-être celle qu’aurait du prononcer Franz K à son procès pour imposer irrémédiablement sa liberté face aux systèmes.

Du côté de l’écriture elle-même, l’écriture qui reste un geste pour Frank Smith, « Bartleby montre à lui seul que l’écriture est réécriture (…) réécriture d’elle-même et de tous les livres qui ont existé jusque-là » (p46) Parce que Bartleby est copiste de son métier, parce que la lecture de la nouvelle engendre sa propre démultiplication de lectures, parce que la proposition de Bartleby est une réponse à toutes les autres fonctionnant comme un trou noir, tout y converge pour y disparaître. Pour Franck Smith, il est « L’homme chargé de l’être du langage » (p28) Une boîte noire ? Sa poésie semble mettre un point final à toute tentative de fiction, d’aventures… « La poésie met la fiction à mort déjà morte. » (p31)

A force de préférer ne pas faire telle ou telle chose, le héros de la nouvelle de Melville recule, se retranche du monde, se recentre. Et l’ascèse devient le prolongement de ce « ne pas ». Tant qu’il préfère « ne pas », il est survivant. C’est un peu une sorte de « jusqu’ici tout va bien » dans la chute. « Car la liberté, ce n’est pas faire ce qu’on veut, c’est ne jamais faire ce qu’on ne veut pas (…) » (p104)

Je ne connaissais pas le livre de Melville et il me semble désormais être entré en intimité avec son héros grâce à Franck Smith. Une intimité qui fait un peu peur car elle révèle un être possible pour soi, un être paroxysmique. Une fois cet essai dévoré, je me demande si finalement, je ne préférerais pas ne pas lire « Bartleby » et m’en tenir à ce que j’en imagine désormais. Je me demande si je n’aurais pas du préférer ne pas écrire cette glose de glose, je me demande. Je suis devenu une question.


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