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L’âme de Lord Arthur Balfour

L’âme de Lord Arthur Balfour

Par  

Voyage en utopies et retour

À Georges Vajda, né à Budapest le 18 novembre 1908, empêché, sous le règne autoritaire de l’amiral Horthy, en dépit d’un premier prix à l’équivalent du concours général en lettres classiques, d’intégrer, né juif, l’Université magyare…
Parce que le rabbin de la yeshiva de Budapest enseignait aussi le français au Gymnasium, Vajda trouva refuge à Paris où il survécut en enseignant le pilpul à l’école rabbinique et œuvrant comme correcteur à l’Imprimerie nationale, le temps de parfaire son français et de recevoir le titre de Docteur ès lettres.
Naturalisé en 1931, il goûta aux “Gaietés de l’escadron”, avant de vivre, nouveau Candide, tremblan comme un philosophe, et se cachant du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. la bataille de Dunkerque, de se voir refouler à l’aube par les Anglais et d’être dénaturalisé, condamné au port de l’étoile, interdit d’enseigner, enfin caché/sauvé par les habitants du Chambon-sur-Lignon de mémoire bénie.
En 1953, celui qui ne voulait pas être un juif errant, l’islamologue qui craignait que la création de l’état d’Israël ne réveille les dormants de l’islam, refusa un poste à l’université Hébraïque de Jérusalem, fut promu Directeur d’études à l’EPHE, puis en 1968, professeur à Paris III et mourut à Paris un 7 octobre… 1981.
Ce nécessaire retour sur images, après un autre 7 octobre…. 2023 qui, pour tout un peuple à nouveau, fut une nuit éternelle.
A mon père, spécialiste de l’islam et du judaïsme médiéval, cette modeste réflexion sur quelques lignes diplomatiques et leurs conséquences…

Ce livre n’est pas écrit pour les lecteurs qui garderaient rancune à l’auteur d’avoir traité son sujet avec amour, et non avec cette « objectivité scientifique » qui s’appelle aussi l’ennui. Son immense sujet, pour être traité dans toute son ampleur, demanderait à l’auteur autant de voyages et d’errances que ceux qu’eurent à endurer certaines générations de juifs d’Europe de l’Est.
Joseph ROTH (1927)

Avant-propos
Je prie ici mon lecteur de considérer ce titre sur-référentiel, L’âme de Lord Arthur Balfour, comme une déclaration d’intention. Il renvoie à deux livres, deux auteurs, deux domaines : L’âme de Napoléon, du grincheux et flamboyant Léon Bloy, catholique français, et Le crime de Lord Arthur Savile du fantasque dandy irlando-britannique Oscar Wilde.

Léon Bloy s’était mis en tête d’inscrire dans l’histoire de la Providence le passage de la comète Napoléon, y parvint et donna au monde une espèce de chef-d’œuvre où la question de la vérité historique comme l’exacte mesure des événements se voyaient, pour le plus grand plaisir de l’intelligence et du lecteur, grandement bousculées. Quant à Oscar Wilde, il avait sans doute voulu divertir son lecteur et lui aussi mettre en lumière la part prise par l’irrationnel chez le plus rationnel et le plus terne des hommes.
Pourquoi affubler d’un tel titre un essai consacré à la déclaration Balfour et à son crieur, Lord Arthur Balfour ? La raison est simple, enfantine. La première personne à laquelle j’ai parlé de mon projet – tâcher de découvrir dans l’histoire des juifs d’Angleterre les prémices ou conditions de possibilité d’une telle déclaration – m’a soufflé en souriant : « Tu réécris L’âme de Napoléon ! ».

Un peu, mon neveu ! Mon ami Erwan Saliot ne croyait pas si bien dire puisqu’en embuscade derrière chacun de mes chapitres, à toutes les étapes de mon travail, j’ai retrouvé Bonaparte en Égypte. Pour Wilde et Savile, il y eut d’abord un jeu de mot, une presque homonymie Lord Arthur, qui, bien entendu, comme tout Witz, cache un sens plus profond. En effet, d’après le biographe du temps Lytton Strachey et d’autres observateurs, il semble que Lord Balfour, comme l’ami Pierrot, a davantage prêté sa plume qu’il n’a composé le mot et qu’à l’instar de l’anti-héros de Wilde, il dut passer la Tamise et rencontrer, outre son destin, la crasse misère du Londres où ses mœurs le conduisirent.
Arthur Balfour rencontra les juifs de Londres à l’époque où, pogroms tsaristes aidant, la population juive anglaise passa de 60 000 en 1870 à 300 000 en 1917, augmentant dangereusement l’antisémitisme et sa sombre cohorte de rumeurs, d’intimidations et de pogroms. Le conte d’Oscar Wilde est connu : un homme, sur le point de convoler, apprend d’un chiromancien devoir commettre un crime et ne peut se hasarder à conclure l’union souhaitée. De la même manière, Lord Arthur Balfour, condamné à commettre ce texte, précipite, en dépit de ses généreuses et bonnes intentions, pour longtemps, une région du monde dans la tourmente, à partir de présupposés et d’explications aussi éthérées que celle de Mr Podgers, le chiromancien imaginé par Oscar Wilde.
Titre mis à part et Witz écarté, cet essai prétend inscrire dans la longue durée onze lignes d’une déclaration laconique, chèrement et longtemps désirée, dont l’impact excéda et la volonté et l’imagination de Balfour qui manquait semblait-il et de l’une et de l’autre.
Surtout, ce texte prétend faire station aux rives de la Tamise, y regarder tomber la pierre jetée contre les « juifs déicides » par Richard Cœur de Lion, la voir réapparaître sous Cromwell à l’instant de leur retour, et suivre les méandres engendrés par l’impact initial, jusqu’à l’instant marqué dans l’attente d’un peuple pour lequel le nom de Balfour signifia Espérance.
Il s’agissait de poser alternativement mon pliant devant les eaux bourbeuses de la Tamise et du Jourdain et de suivre, cercles à cercles, les tourbillons des pierres et des mots au fil des siècles, de l’édit d’expulsion d’Hadrien, en 135 de notre ère, jusqu’au 2 novembre 1917.
Arthur Balfour « se levait à midi, ne lisait jamais un journal, même quand il était Premier Ministre, trouvait de très grands avantages à faire une chose stupide qui avait été faite auparavant plutôt qu’une chose sage qui n’avait jamais été faite et était métaphysiquement persuadé qu’il ne fallait pas attacher une excessive importance aux affaires humaines »1.

Cet homme insignifiant se révéla à son insu prophète et bâtisseur. Aussi ses mains œuvrèrent à l’établissement de ce « foyer juif en Palestine », à édifier une maison aux dix piliers, « foyer national » pour un peuple dont personne ne voulait – pas plus que le monde ne voulut des Chams, des Hmong, des Kurdes, de maintes peuplades et de maints peuples aujourd’hui disparus ou en voie de disparition. Les lois élémentaires de la psychologie humaine exigent qu’à l’égoïsme naturel des peuples réponde l’indépendance politique, rempart nécessaire et non point suffisant. Le crime d’Atatürk, ayant laissé aux Kurdes le soin de régler la « question arménienne » précisément en 1915, demeure la meilleure illustration de ce dommageable autant que réel état des choses. Délaissement toujours conduit au génocide, c’est là loi de nature. Ce point, l’extrême oubli des juifs d’Europe de l’Est, importa autant qu’importaient les intérêts pétroliers, frontaliers ou expansionnistes dans la région. Ici interfèrent d’autres considérations, conséquences secondes de ce qu’à défaut d’un meilleur mot on dit « génie national ». En effet, cette manière particulière à chaque peuple de régler ses problèmes politiques, d’établir sa gouvernance et de rédiger ses lois, subtil mélange d’habitus, de raison et de psychologie communes dont la langue et la littérature demeurent les plus sûrs indices, constitue l’architecture et l’ombre de tout conte national. De ces idées flottantes, l’historien des mentalités doit, pour éviter tout jugement hâtif, faire cas. Je m’y évertuerai. Métronome implacable, la dialectique de l’ombre et de la lumière se déploie.
Certes, la Palestine se trouvait sur la route des Indes, diamant de la couronne britannique, mais ne chercher toujours aux actions humaines que des mobiles économiques, bas calculs ou intérêts sordides, bloque la route à l’entendement et conséquemment à toute concorde future. En cette affaire, ni angélisme ni bestialité. Ni pure philanthropie ni simple calcul. Les États valant ce que valent les hommes, et comme eux, mus. par des vocations particulières, nous devons les considérer comme l’exacte résultante de leur histoire. Suivre ces vocations constituerait, selon Adalbert Stifter, l’écrivain favori de Nietzsche, le meilleur moyen d’être utile au monde et de le servir.2
Servir ses intérêts, l’intérêt de sa famille, ascendance et descendance, ne fait d’aucun homme et d’aucun peuple un salaud authentique ni même inauthentique. Intérêt n’est pas calcul égoïste et le bonheur des hommes, comme celui des peuples, paraît l’unique condition de possibilité d’accéder quelque jour à la paix.
Les peuples aussi rêvent et parfois même font, entités séparées, le même rêve que je vais tenter ici d’inscrire, non pas au fronton mais en arrière-plan de « la déclaration Balfour », ce qui lui permit d’advenir à sa date en Angleterre et en aucun autre lieu.
Le nom de ce rêve qu’ensemble et séparés firent l’Angleterre et les juifs, de la Révolution anglaise à la Première Guerre mondiale, reposait de toute éternité dans le livre des juifs, la Torah d’Israël ou Ancien Testament, su par cœur par les sujets de sa Majesté, du moins les lettrés, qu’ils fussent anglicans, dissidents puritains ou autres sectaires. Ni tout à fait Sion ou élection, ce mot inédit signifiait peu ou prou émancipation dans le respect des traditions, celles du Royaume rénové d’Angleterre et celles qu’avait instauré le respect des lois mosaïques. En effet, du Livre des Martyrs de John Foxe en 1587 à Milton et sa théorie politique au service du renouveau théologico-politique d’Olivier Cromwell, Lord protecteur, via Lord Byron, poète qui mourut les armes à la main pour la libération d’un peuple, enfin à Benjamin Disraeli, son plus ardent disciple, chacune de ces figuras tenta à sa manière de donner aux événements d’Angleterre une valeur providentielle, transformant leurs compatriotes en membres d’un peuple élu sans se proclamer pour autant verus Israël.

Simplement, par un chemin parallèle, un courant souterrain conduisait l’Angleterre, quoiqu’elle fût comme l’Europe de 1914 majoritairement antisémite, acmé atteinte avec le scandale Marconi et l’inutile chasse à Jack l’éventreur* à devenir cette place marquée par l’attente, le destin du peuple juif en exil, à laquelle il faut bien donner le nom de Balfour sans prétendre jamais Balfour disciple de Foxe*, de Milton*, de Cromwell, de Byron ni même de Benjamin Disraeli* homme de lettres et deux fois Premier Ministre.
À Benjamin Disraeli revient ce rôle de passeur. Plus encore ? Quand le jeune Disraeli, défait par trop de dettes de jeu, séjourna en Terre sainte3, il écrivit à sa sœur Sarah, qu’il s’y promenait, illustration vivante d’un des grands poèmes du Maître disparu, déguisé en corsaire4. Disraeli aura vu dans l’Angleterre sa propre Jérusalem et, œuvrant pour la Couronne, servi l’idée de Sion non pas dans l’intérêt de ses coreligionnaires comme l’affirme la vulgate antisémite mais dans celui de la Reine Victoria, une petite Dame affublée d’obésité qu’il se représentait, à l’instar de la Titania de Shakespeare, en fée, se voyant, lui, comme un preux chevalier, lui cueillant des primevères, leurs fleurs préférées, la nuit de la Saint-Jean. En réalité, il lui offrit plus que des fleurs, des fragments d’Empire, surtout le titre longtemps interdit d’Impératrice des Indes. Naïf, fou, hypocrite, manipulateur ? Sans doute un peu, mais pas uniquement. Poète avant tout et par là, exalté, don Quichotte, prêt à se griser de rêves et à transfigurer, transverbérer les choses du monde réel.
Seuls, le recours à la pensée mythique, l’histoire des représentations éclaireront mon apparemment curieux mais nécessaire propos, pourvu que le lecteur daigne se souvenir que Disraeli parlant de « race juive » employait ce mot comme il était d’usage à l’époque, en lui donnant le sens de « groupe lié par une communauté de mœurs, d’habitudes, de névroses et de psychoses communes qu’on dit civilisation » ; surtout qu’il n’oublie pas que si les juifs ont jamais été convaincus d’impureté sanguine, ce fut par l’Inquisition, ennuyée de voir tant de marranes demeurés en terre chrétienne qu’elle appliqua le statut particulier de « pureté du sang » aux nouveaux convertis, Nouveaux chrétiens contre les Anciens. Limpieza de sangre. En langue ibère le mot est beau, qui claque comme oriflamme aux vents d’enfer. Lâché, il poursuivra sa route jusqu’en terres luthériennes5.
Il ne me reste plus à souhaiter à mon lecteur, selon le vœu de Nietzsche, bel appétit et bonnes dents, afin qu’il trouve à ce joyeux pique-nique dans l’Ancien Nouveau Monde6 le plaisir extrême que j’ai eu à le composer : amuse gueules, viande ou poisson, sans oublier le dessert : le formidable impact d’une brève « déclaration », sonnant de Russie jusques en Amérique comme naguère les mythiques trompettes de Jéricho devant les murailles d’une terre, la même toujours, promise, conquise, perdue, délivrée et sans cesse disputée, contestée…

1. Lytton Strachey, La Reine Victoria, Payot, réed. 2015.
2. Voir Adalbert Stifter, L’Arrière-saison, 1857, rééd. Gallimard 2000.
3. C’est en composant une biographie de Barrès que j’ai découvert Disraeli romancier, tant celui-ci faisait l’éloge de Sybil. (S. Vajda, Maurice Barrès, Flammarion, 2000). À cette date, Tancrède n’ayant pas encore été traduit, je n’ai pu me rendre compte de tout ce que Barrès, allant baguenauder aux rives de l’Oronte, lui devait.
4. Peut-être son plus célèbre poème composé en 1814.
5. Comme une part du clergé espagnol estima l’eau baptismale même impuissante à laver le sang du Christ versé par les déicides, ils ordonnèrent à tous les sujets de présenter leur sang aux autorités, elles aussi contraintes de se soumettre à l’examen. Le sang étant lié au nom du père comme à celui de la mère, les citoyens durent présenter leur arbre généalogique pour être « innocentés » du seul péché mortel, être né juif.
6. Allusion au roman utopique de T. Herzl, Altneuland ( Ancienne nouvelle terre ), paru en 1902.


L’âme de Lord Arthur Balfour (2)
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