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L’âme de Lord Arthur Balfour (3)

L’âme de Lord Arthur Balfour (3)

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En l’an de grâce ou plutôt de disgrâce 1290, la populace juive, 2000 âmes, se voit bannie du beau royaume d’Angleterre, interdite, sous peine de mort, d’y reparaître jamais, après une série d’incidents consécutifs à l’ardeur croisée. À quoi bon pourfendre les Infidèles en terre sainte, puisque sur place, ils « infectent » l’île ?
En terre sainte, justement, ce lieu entre les lieux dont les Hébreux inventèrent le légendaire : Jérusalem, loue le Seigneur ; Sion, loue ton Dieu.

Car il a fortifié les serrures de tes portes ; et il a béni tes enfants au milieu de toi. Il a établi la paix sur tes frontières, et il te rassasie du meilleur froment.
Il envoie sa parole à la terre ; et cette parole est portée partout avec une extrême vitesse.
Il fait que la neige tombe comme de la laine sur la terre  ; il y répand la gelée blanche comme la cendre.
Il envoie sa glace divisée en une infinité de parties ; qui pourra soutenir la rigueur extrême de son froid ?
Mais au moment qu’il aura donné ses ordres, il fera fondre toutes ses glaces : son vent soufflera, et les eaux couleront à l’heure même.
Il annonce sa parole à Jacob ; ses jugements et ses ordonnances à Israël.
Il n’a point traité de la sorte toutes les autres nations ; et il ne leur a point manifesté ses préceptes…

Des Lancelots s’élancent à l’éternelle poursuite du Saint Graal et des disciples d’Ismaël et de Mahomet font de Jérusalem ville plus sainte que Médine et la Mecque même pour ravir la promesse aux chrétiens et aux juifs et comme un trio de mauvais death metal, chrétiens et musulmans, tantôt à l’unisson, tantôt à contretemps, hurlent à gorge déployée « mort aux Infidèles », tandis que les juifs de “mauvaise foi”, deux fois “perfides”, infidèles au Christ et à Allah, à l’envi, inondent de leurs pleurs un très vieux mur, ultime vestige du temple de Salomon.

Dure tâche que de lire l’histoire humaine en écartant d’une pichenette l’impact et les usages du vieux Livre.

Acte 1. De 1070 à l’édit d’expulsion de 1290, l’histoire des juifs d’Angleterre ne diffère en rien de l’histoire commune des juifs d’Europe. Elle changera plus tard, dessinant cette ligne qui conduira Balfour à commettre sa déclaration.
De Rouen, venus dans les bagages de Guillaume de Normandie, les juifs s’étaient installés – qui, à Londres et qui, dans de nombreuses villes de l’Angleterre médiévale –, tôt interdits de pratiquer aucun artisanat et de travailler aucune terre, contraints, ici comme ailleurs, d’exercer, pour leurs malheurs futurs, l’injuste activité d’usurier et de prêteur sur gages, interdite aux Gentils ; permise aux méchants. Les plus sages d’entre eux devinrent commerçants, le plus souvent colporteurs, quand on leur refusait patente ; médecins, rabbins pour les plus instruits d’entre eux, tous résistant vaillamment aux taxes exorbitantes réservées aux étrangers. La dhimmitude1 a existé aussi en terres chrétiennes, elle portait seulement un autre nom. Colporteurs ou usuriers enrichiraient le glossaire antisémite. Dès le premier instant où un juif, posant le pied en terre chrétienne, accepta les deniers de Judas en se faisant non plus savetier mais financier, il hypothéquait, pour le bonheur de ses fils, affirmait-il, l’avenir de ses petits-enfants. La rouelle, imposée quelques années plus tard en 1215 par le concile de Latran, symbolisant les fichus trente deniers devait impérativement être de la couleur de l’or2. Le moyen de réécrire l’histoire ? Ce qui a été a été demeure et sans doute sera jusqu’à la fin des temps. On comprend que, lassés de ce recours commode à l’antijudaïsme, certains préfèrent chanter la haute gloire de mourir pour le Nom, au statut trop usé de « bouc émissaire ». En dépit donc de ces vexations consubstantielles à leur condition d’« étranger en Égypte », les juifs, deux siècles durant, vécurent heureux en Angleterre et eurent beaucoup d’enfants.

Le bonheur n’étant pas longtemps juif, à l’instant où retentit dans le royaume d’Angleterre la trompette de la guerre Sainte et ses chœurs de prêcheurs attachés à pourfendre les Infidèles, ils cessèrent d’être en sécurité. En 1189, il leur fut refusé d’assister au couronnement de Richard 1er, plus connu sous le nom de Richard Cœur de Lion, et les fêtes du couronnement se firent occasion d’échauffourées et de vexations. Bilan : trente morts à Londres, tandis que sur l’ensemble du Royaume, les incidents, attaques contre les biens et les personnes, se multiplient. Le nom de la ville d’York enrichira leur long martyrologe quand, un an plus tard, en 1190, un incendie se déclare en ville. La rumeur, sur le champ, en connaît les auteurs. Deux maisons sont attaquées. Benoit et Joce, leurs propriétaires, obtiennent l’autorisation du gardien du château d’York de se réfugier avec leurs coreligionnaires, également menacés, dans la tour de Clifford. Paniqués, les réfugiés n’autorisent pas le gardien à entrer avec eux dans la tour. Mal leur en prit. Celui-ci, cédant à son tour à la panique, appelle la milice du Comté. Le siège dura plusieurs jours. Un moine dévot bénissait les assaillants, les exhortant au pogrom, tant et si bien que le serpent finit écrasé sous une pierre, libérant la fureur de la foule chrétienne. Comprenant n’avoir plus aucune alternative hors celle d’être assassinés ou convertis de force, Yom-Tob de Joigny ou Tov ben Isaac, juif de France, rabbin et poète, nouveau chef de la communauté anglaise, convainc ses frères de se donner la mort plutôt que de succomber aux coups de leurs ennemis. Massada ! Massada ! Certains fuient. Les rescapés s’entretuent les uns les autres après avoir mis le feu à leurs vêtements et aux maigres biens qu’ils avaient emportés. On raconte que Joce égorgea son épouse Hannah avec le couteau réservé à l’abattage rituel. Seul Yom-Tob, demeuré l’ultime survivant, prit sur lui de passer outre l’interdit du suicide et se plongea un couteau dans le cœur. Au matin, une poignée de survivants, s’étant soustraits aux épées des assaillants, sont remis au shérif consterné, tandis que la foule, brave hyène, fouille de fond en comble la tour pour s’emparer de « l’or des juifs ». Surtout des reconnaissances de dettes. Dépitée de n’y rien trouver, la foule se rue vers la cathédrale et la pille à son tour. L’or et lui seul…

William de Longchamp, régent du Royaume en l’absence de Richard, déjà en Palestine, courroucé par cette insulte à la dignité royale – les juifs étant sous protection de la Couronne –, marche sur York, impose de lourdes amendes à cinquante-deux notables et bannit du Royaume les trois familles dont les pères furent convaincus d’avoir mené l’émeute. Les coupables étaient tous sans exception endettés auprès des juifs. Croisade et impôts subséquents aidant, tout ira de mal en pis pour les juifs. Pour les autres aussi, puisque c’est à ce moment-là – légende ou réalité qu’importe ! – que Robert de Nottingham, plus connu sous le nom de Robin des Bois, s’installe, biens dûment confisqués, dans la forêt de Sherwood. Sommés de porter des raies jaunes sur leurs habits dans la bonne ville d’Oxford, les fils de Judas méritent mieux. Robert de Reading, étudiant, converti par amour au judaïsme – toujours le thème de la « belle juive » – est brûlé vif en place publique, pendant que six-cents juifs sont emprisonnés dans la Tour de Londres. La Couronne se montrant bien clémente, un tiers seulement sera pendu. Pour finir, en 1290, les trois mille juifs restants du royaume d’Angleterre sont expulsés par le roi Edouard 1er, désormais propriétaire légitime de leurs demeures et de leurs biens.

Acte 2. À Amsterdam, quatre siècles plus tard, l’aventure recommence. En 1655, un certain rabbi Manassé ben Israël demande audience à Oliver Cromwell, Lord protecteur du royaume, puritain et, une chance pour rabbi Manassé, millénariste. Sa demande ayant été reçue favorablement, l’étrange personnage se rend à Londres afin d’obtenir permission d’y reconduire, sinon son peuple entier, du moins quelques marranes ou conversos. Cromwell, après quelque temps de délibération, y consent. Savez-vous les raisons qu’il avança, leur nature et leur nombre ? Deux, ni plus ni moins. L’une, d’ordre économique et l’autre, d’ordre spirituel, l’une temporelle, séculière, et l’autre, d’ordre mystique ou théologique. La raison économique est simple : les juifs avaient toujours augmenté la richesse des pays où ils avaient résidé. Et la seconde, plus farfelue aux yeux d’un honnête homme de notre temps : leur retour en Angleterre hâterait l’advenue du Second royaume – considéré qu’en leur absence, il n’y aurait pas de Second royaume. À toute époque, la question juive ne peut être lue, discutée et débattue autrement que sur deux plans, comme il est impossible de prononcer le nom de la Jérusalem terrestre sans y voir au miroir la Jérusalem céleste.

Dans ce contexte millénariste3, Manassé ben Israël, né Manoel Dias Solero en l’île de Madère, rabbin de dernière classe, kabbaliste, écrivain, érudit, diplomate et ami de Rembrandt, s’alarme de l’absence de juifs en Angleterre. En effet, selon la Torah, si les juifs manquaient à un point de la terre, la venue du Messie, qui semblait, cette année-là déjà, imminente, serait empêchée.

Le judaïsme, en effet, repose sur l’idée centrale que Dieu, en créant le monde, se serait un instant retiré. Pour admirer son œuvre – « et il vit que cela était bon » – ou pour offrir à l’homme l’inestimable présent du libre-arbitre, l’horizon d’attente de la liberté ? Là n’est pas l’essentiel. En se retirant, il aurait lâché et brisé les vases de la Création, condamnant les hommes à réparer le monde par leurs actes. En un instant d’égarement, infléchir le sens entier de l’existence humaine. Sur ce modèle, d’autres kabbalistes élaborèrent une théorie qui condamnait les justes à vivre, sinon dans le péché, du moins en terre où la loi juive n’était pas respectée, pour recueillir d’éventuelles étincelles égarées. Ainsi l’exil, catastrophe indépendante de toute volonté politique et théologique, se voyait-il justifié. Dans ses impedimenta, outre son Espérance d’Israël et son Salut des juifs, leur ambassadeur avait aussi emporté le dernier de ses écrits, une exégèse du Livre de Daniel intitulée La Pierre glorieuse, illustrée par Rembrandt, ouvrage où Dieu paraît imagé en vieillard, une raison nouvelle pour le tribunal rabbinique de faire de ce curieux personnage un rabbin de dernière catégorie, voire de l’excommunier. À l’instar de Moïse, mort sans avoir foulé de ses pieds la terre promise, Manassé ne verra pas son rêve réalisé, seulement les prémices. En 1656, ses démarches aboutissent à une reconnaissance du « droit des juifs d’habiter en Angleterre ». L’édit de bannissement ne sera levé qu’en 1690, trois ans après sa mort.
Sans ce fils d’Israël, il n’y aurait pas eu de déclaration Balfour mais entre Manassé ben Israël et la Déclaration, une figure essentielle : il s’agit évidemment de Benjamin Disraeli.

  1. Statut juridique des non musulmans en terres d’islam.
  2. Sur ce sujet, le lecteur lira avec intérêt l’incroyable préface qu’a consacré Marcel Pagnol à son Judas, où il démontre - pas plus de trente balles ! - que Judas a agi sur ordre de Jésus et non par amour du gain ! https://www.youtube.com/watch?v=nQsyrmNVyUo
  3. On aurait tort de prendre à la légère les notions gnostiques de millénarisme et le courant souterrain, kabbalistique des apocalypses juives, car celles-ci se retrouveront laïcisées par le sionisme, et particulièrement à partir de 1967, date de la « reprise de Jérusalem ».

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