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L’âme de Lord Arthur Balfour (2)

L’âme de Lord Arthur Balfour (2)

Par  

« Cher Lord Rothschild, J’ai le grand plaisir de vous adresser, de la part du Gouvernement de sa Majesté la déclaration suivante, sympathisant avec les aspirations juives sionistes, déclaration qui, soumise au cabinet a été approuvée par lui. Le Gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politiques dont les Juifs disposent dans tout autre pays. Je vous serais obligé de porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste. »

Arthur James Balfour, 2 novembre 1917

 

La question posée au monde par la survivance d’un groupe humain déterritorialisé et conséquemment sans organisation politique tient également aux affaires du monde et à celles du ciel, aux mythes et aux discours, aux dogmes et aux récits que, depuis la nuit des temps, les hommes se plaisent à fabriquer pour donner sens à l’insane et offrir au petit d’homme, jeté, nu par une nuit d’hiver sur une terre de souffrances, des valeurs susceptibles de justifier son voyage en terre inconnue et d’en supporter le terrible autant qu’inéluctable terme. J’aimerais tant avec Alfred Tennyson, poète victorien, affirmer : « Dieu est dans son ciel, tout va pour le monde. » Qu’il y soit ou pas, les hommes, prenant argument de cette supposée présence pour mieux haïr leur prochain, il faudra bien interroger la nature des trois monothéismes, accrochés – morve, sang ou merveilleuses broderies – au même mouchoir de poche. La fixation en une religion de l’hénothéisme assyro-égypto-hébraïque fut un de ces récits qui – bonheur ou malheur ? – persista, repris, augmenté, réinterprété, retourné et détourné successivement par Rome, Byzance et Médine.

Pour que le lecteur du XXIe siècle, lassé de fragments, parvienne à réaliser l’impact de cette déclaration Balfour sur la diaspora juive, il convient de reprendre le récit en amont.

À sauts et à gambades, suivant les nécessités du narrato et non de la démonstration, je tenterai de mesurer cette aventure en termes de progrès et de liberté, convaincue par Vico et par Kant que l’homme chassé du Paradis n’est en aucune façon condamné. Ni régression perpétuelle ni stagnation. Bon an mal an, cahin –caha, comme la petite diligence sur les beaux chemins de France, l’homme se lève et se dirige, de chutes en rechutes, vers l’émancipation.

Le « cas Balfour » pourrait passer pour un cas d’école : tâcher de réparer le tort fait aux juifs par les Nations et importer une forme de progrès sur un mode socialiste à des peuplades vitrifiées – comme derrière un vernis invisible le Proche-Orient semblait au voyageur le vivant reflet des temps bibliques – n’était pas en soi une idée criminogène. Elle le deviendra.

Bon an mal an, « la grève générale » allait se réveiller à Canton, à Jérusalem, à la vérité du Midi au Septentrion, et de l’Occident à l’Orient. En cinq ans, trois Empires rendraient l’âme, conduisant peuples et peuplades, pays et continents vers l’abîme sous le regard glouton des grandes puissances, comme gibier à la curée, cernés par les chiens tandis que leurs maîtres flirtent et dissertent des saveurs contraires des différents alcools servis au déjeuner, à moins qu’à propos des démérites et des mérites de la “coupe garçonne” on se chamaille joyeusement. Le Japon n’a d’yeux que pour la Chine et ses frontières sino –slaves ; le « cher vieux pays » flatte et berce celle qu’avec tendresse il nomme sa « France du Levant » ; tandis que les Balkans rêvent de liberté et l’Angleterre de conserver le joyau de sa couronne, ses éléphants et ses Indes heureuses, en dépit des menaces répétées d’un avocaillon nourri en son sein et rééduqué en Afrique du Sud. La Prusse fait des enfants en attendant l’heure de réclamer l’espace vital qui lui semblera dû, tandis que l’Italie déjà se baigne aux eaux fortes de Libye et croit le temps venu de redevenir celle qu’elle a cessé d’être depuis la chute de Byzance.

En 1918, les cloches de la Victoire déjà sonnent le glas de la classe 1936. Si les Modernes avaient partagé la superstition des Anciens, ils se seraient méfiés de la grippe espagnole, auraient lu un funeste présage dans cette hécatombe venue doubler le nombre des morts de la Grande Guerre. Cinq jours avant la déclaration Balfour, l’empire russe avait disparu sous le feu d’une idée neuve en Europe. Il avait pour cela suffi d’une étincelle, un brandon déposé deux siècles auparavant par un certain Gracchus Babeuf à quelques centaines de kilomètres de Moscou. L’année suivante, après cinq siècles de domination, ce sera au tour de l’empire ottoman de s’éteindre. L’Autriche-Hongrie suivrait, dépouilles dûment partagées par un honteux traité que n’applaudirent – honneur à eux ! – ni les Américains ni les Anglais. Libre à l’Humanité de se couvrir la tête de cendres, ceindre sa taille d’un cilice affreux, déchirer ses vêtements, les faits sont têtus et la croissance des peuples aussi impossible à stopper que celle des enfants.

Et les juifs ?

Citoyens libres ou à demi seulement, la majorité d’entre eux résidaient à l’est ou à l’ouest de l’Europe, au centre comme aux confins de l’Empire austro – hongrois et des zones d’influence impériales russes. À leur cœur et corps défendants, cela faisait plus d’un siècle qu’ils étaient eux aussi entrés dans l’Histoire et cette fois –ci n’entendaient pas en sortir pour composer un palimpseste de La Vallée des pleurs[1]. La qualité particulière de la langue de Joseph Ha-Cohen, sa splendeur, il faut bien l’avouer, mêlée à la précision des faits rapportés, font de lui le précurseur du renouveau de la littérature juive de la fin du XIXe siècle, dont les plus fameux représentants, qu’ils aient choisi d’écrire en hébreu, en yiddish ou en langue vernaculaire – Haïm Bialik, Samuel Agnon. Nelly Sachs et Paul Celan – se verraient eux aussi condamnés à sculpter leur œuvre dans la langue d’un génocide. La superposition du vieux texte aux malheurs du judaïsme européen semble en partie être aussi responsable du renouveau de l’Espérance d’Israël, du retour politique de l’idée sioniste que les textes théoriques des sionistes historiques.

Une fois encore, il paraît impossible de séparer l’histoire juive de l’histoire de la littérature. Sans doute n’est-elle qu’un des chapitres de l’histoire littéraire. Leurs ennemis pourraient – et ils ne s’en priveront pas – « autodafer » leurs livres, il leur resterait les lettres pour les recomposer. Dieu n’avait-il pas créé le monde avec des lettres valant chiffres ? Staline ordonna que pour la gloire de la Russie libre fussent brisés les caractères hébraïques dans les imprimeries juives. Qu’importe ! La mémoire demeurait et l’esprit. L’idée sioniste tient également aux deux versants des choses humaines. Pragmatique : il faut sauver les juifs des malheurs perpétuels rencontrés en diaspora et en même temps. Idéel : il faut consoler enfin Dieu de l’infinie tristesse où la chute de son Temple et les souffrances de son peuple l’avaient plongé et conservé. Ni plus ni moins. Ni excès d’honneur ni indignité. En équilibre entre mystique et politique toujours.

Avant tout, je voudrais, autant que faire se peut, découvrir à mon lecteur la singularité ethnographique de ce petit peuple, “dominateur et sûr de lui”, tellement impuissant de devoir vivre en marge, coucou, parasite, écornifleur, qui ne dut sa survie qu’à l’espérance de revoir quelque jour la cité où naguère, ses prêtres et ses rois avaient bâti leurs palais et leurs temples. Pas un hasard si l’hymne du jeune État re-né prendra pour titre Hatikva, qui signifie Espérance, et s’il a été – hapax pour un hymne national – composé sur le mode mineur, en 1887 à Jassy – de terrible mémoire, la ville aux cent-une synagogues, plus connue par le chapitre 6 du Kaputt2 de Malaparte, l’Hérodote et l’Homère de la mort de l’Europe, que par son rayonnement culturel ou économique. Le premier, Malaparte conta comment furent, en deux jours et deux nuits, massacrés de toutes les façons : battus à morts, asphyxiés, souillés, avant d’être livrés, déchets humains, au néant, leur « sang impur de rats puants » utilisé pour graisser les roues des trains de leurs bourreaux quelques 12 000 ou 13 000 juifs du 27 au 28 juin 1941. Quel bienfait économique, territorial ou autre, en tira la Roumanie ?

Hatikva sur un vieil air moldave :

Aussi longtemps qu’au fond de nos cœurs

Vibrera l’âme juive,

Et que, vers le lointain Orient

Notre regard sur Sion est fixé…

 

Voilà l’hymne que prirent l’habitude d’entonner sans en avoir reçu consigne, immédiatement après le God save the Queen, les sionistes lors de leurs congrès, le chant que les Valeureux fredonnèrent à l’instant où débuta l’insurrection du ghetto de Varsovie, l’ultime prière montée aux lèvres des « rayés », du fond de leurs cœurs d’agnostiques, condamnés à mourir pour le Nom, auquel beaucoup avaient depuis longtemps cessé de croire. Il existe aussi de terribles images d’archives où on les entend entonner, nus et maigres, tremblants, la mélodie devant leurs libérateurs ahuris. Il aura suffi d’une phrase – « L’an prochain à Jérusalem » – pour qu’un peuple malheureux « renaisse et reconnaisse un monde habité par le nom », se décide à prendre son destin en main et se mette en marche. « L’espérance des lendemains était leurs fêtes », comme dans un vers de Rutebeuf soudain réifié par l’austère et ennuyeux Monsieur Balfour.

Poursuivons le roman pour le mener à ce point, ce nom de Balfour dans l’Europe en proie aux crises, toutes les crises, spirituelles, identitaires et économiques et pour cela ayant grande nécessité d’un bouc émissaire, non pas nommer un responsable, croire en la responsabilité juive mais conjurer le sort par une opération magique, en détruisant le juif : le bouc éternel, le recours perpétuel, la bête du sacrifice. Pensée magique contre loi morale et usage de la raison. Pour les valeureux de Varsovie, il ne s’agissait que de servir des valeurs et non de changer l’issue de la tragédie en cours. Le rabbin du ghetto, rabbi Kalonymus, mystique versé dans la kabbale, avait fini par dénicher une réponse au questionnement douloureux des martyres involontaires. Il leur avait expliqué l’impuissance de Dieu, retranché dans la chambre des pleurs et par ce fait, avait arraché à la religion toute notion de rétribution et de punition. Alors, les juifs avaient fait ce que toujours font les peuples et les hommes dévastés par l’imminence de la mort, ils avaient tenté de lui donner un sens. Aussi recoururent-ils au kleos, à l’idée de belle mort. Même si nous cessions d’enseigner à nos fils Homère, la Torah et Corneille, les peuples, soumis au couteau du boucher, retrouveraient le couteau de la valeur3 et le déposeraient sur les tables des banquets funéraires. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des récits, surtout des oraisons funèbres et toute communauté, comme toute famille, tout couple et tout individu, a nécessité de roman pour fabriquer, exact contrepoint de ses terreurs, un imaginaire qu’il prétend posséder en propre. Les guerres territoriales, les guerres pour l’eau ou le blé, sont aussi des guerres pour le nom, non pas le nom de Dieu mais la défense d’une vieille toponymie ou onomastique tribale, ancestrale. Tous les récits de science-fiction mettent l’accent sur le remplacement progressif des lettres par des chiffres.4

Pas d’histoire factuelle qui ne naquît du manteau des mythes. Avant donc de regarder les « Arabes », descendants des Philistins déjà présents sur « la terre promise » au temps du récit biblique, s’opposer aux Jeunes – Turcs et les juifs se faire « muletiers de Sion », libérateurs, entrés dans Jérusalem comme l’un des leurs naguère roi et martyr, poursuivons notre brève histoire des Hébreux, israélites ou juifs in situ, en route vers Israël ou en exil. L’archéologie, à défaut de faire resurgir “la bible des sables”5 n’a rendu qu’à demi caduc le récit biblique, permettant à l’historien de la littérature de faire son entrée. Quant à l’historien, bon Sherlock, il découvre que le peuple juif n’est pas peuple plus « inventé » qu’un autre et le récit le liant à cet espace géographique qu’on dit aujourd’hui Proche ou Moyen-Orient, selon que l’on naquît anglais ou français, pas moins allégorique ou chimérique que d’autres.

Les juifs ont tout d’abord été des Hébreux, un composite de tribus nomades ou semi sédentaires, venues vers le XIVe siècle avant notre ère, qui de Mésopotamie, qui d’Égypte et qui de Canaan. Cet agrégat parvint peu ou prou à s’unir autour d’un dieu exclusif, Yahvé – sans doute né en Égypte de bricolages sumériens – et d’un roi, formant ainsi une sorte de tribu puis de peuple, augmenté, du temps de leur long exil, par des conversions6 – et diminué par les persécutions, massacres et apostasies de toutes sortes : de confort, d’obligation et même de foi. On ne peut vraiment parler de judaïsme qu’au VIe siècle avant notre ère, sans doute le moment où, à l’instar d’Hésiode et avant Virgile, les lettrés hébreux s’inventent une généalogie, un rapport particulier à leur dieu, choisissent de mettre l’accent sur le thème de la promesse de conserver ce peuple et d’en faire le dépositaire de ses lois, devant impérativement être partagées avec les Nations. Ce texte-souche permettra aux quatre évangélistes et aux rédacteurs du saint Coran de reprendre à leur tour le mythe de la promesse et de le réinterpréter, chacun à sa manière. Chacun selon les intérêts de son groupe. Toujours un soupçon de clientélisme dans ces sortes de récits et Virgile lui-même, composant l’Énéide pour servir les desseins de l’empereur Auguste, manqua de brûler son chef-d’œuvre, quand Auguste démérita de son nom, minimisant, au lieu de l’augmenter, la gloire de Rome. L’un prétend l’accomplir et aussi le Messie arrivé ; l’autre, un peu fort de café, conservera l’exact canevas en changeant seulement les noms des protagonistes. Chacune de ses variantes narratives ouvrit la porte à quelques siècles de mépris et de condamnations. On sait l’histoire de l’antisémitisme chrétien, on devra apprendre celle de l’antisémitisme musulman. L’exemple le plus fameux de ce que la tradition prend pour une simple réécriture de la Torah reste la sourate où l’on voit Abraham lever le couteau du sacrifice non pas au Mont Moriah mais à la Mecque, sur Ismaël7 et non plus sur Isaac. Un sens nouveau offert à l’antique doctrine de la substitution, doctrine dont l’abandon proclamé a délivré les juifs de l’antisémitisme catholique institutionnel. Même le Vatican semble impuissant à délivrer les âmes habituées. Il se peut aussi que ce que longtemps la communauté des lecteurs et des fidèles prit pour réécriture soit en réalité un texte d’essence tout à fait différente8.

Quoi qu’il en soit, la politique d’expansion arabe ne semble pas avoir été de nature seulement militaire, mais aussi affaire de captation d’héritage, non par le « bâtard » d’Abraham, puisqu’il est écrit dans la Torah, qu’Isaac seul hérita d’Abraham et qu’Ismaël lui donna préséance aux funérailles de leur père – toujours cette affaire de bénédiction au puîné que reprendront à leur compte les premiers chrétiens – mais par le remodelage d’un récit emprunté. Certains rabbins, certaines traditions, sans doute désireuses de maintenir de bonnes relations avec les Arabes, iront jusqu’à marier Abraham à Agar après la mort de Sarah, et à faire d’Agar l’unique amour terrestre d’Abraham. Aussi les juifs demeureront-ils dans l’Histoire abrégée de la théologie comme le dindon de la farce, Grosjean comme devant, Gribouille plongé, de par sa propre volonté, au lac de Tibériade, noyé à leur tour dans la mer des Roseaux. Dindon avait donné vie à l’idée messianique et à celle de l’élection, qui s’est laissé dépouiller. Les chrétiens accusent les juifs d’avoir préféré la lettre à l’esprit, ce que dément les textes, hélas pas les hommes, quand les musulmans les convainquent de leur avoir dérobé un récit composé au temps où l’islam n’existait pas encore. Pauvre vieillard entre deux jouvencelles, le judaïsme hésite entre la fonction de père de l’Humanité et celle d’éternel fils de Dieu qui seul conduira le monôme du Salut.

À la vérité, l’histoire humaine, pour les tenants des trois monothéismes et celle de bien des « ismes », est toujours histoire du Salut, à croire qu’ils confondent « -ismes » et isthmes conduisant aux îles Fortunées. J’imagine mon lecteur, républicain bon teint, s’étonner de mon insistance, à moi qu’il devine à raison agnostique, à inscrire le nom de Balfour dans l’histoire des millénarismes chrétien et juif, celle des messianismes. Je l’entends se demander dans quelle mesure la création d’Israël a ou n’a pas réveillé les dormants de l’islam, tant il lui semble, à me lire, avoir changé de dimension temporelle. À ce lecteur, je répondrai que parler politique et faire l’impasse sur l’étrange coexistence des mondes et des temps à l’intérieur de l’homme, ses âmes et ses pensées, couchées comme le chat de Schrödinger dans une boîte oblongue qui lui servira de berceau et aussi de tombeau, ne permet jamais de comprendre la chose arrivée. Ici pas de principe d’incertitude. N’importe quel observateur verra le même spectacle. Comme cerveau reptilien et cerveau supérieur coexistent en l’homme, l’empreinte magique et le stigmate mystique cohabitent dans les cités humaines avec les nécessités économiques vitales. L’histoire juive est singulière, qui ne doit sa survie qu’aux rabbins.

Si les juifs de l’Antiquité avaient consenti à se rendre aux thermes, à sacrifier à Hercule et à partager les banquets des Gentils, ils se seraient assimilés et bientôt auraient rejoint Étrusques et autres peuples dans la nuit de l’Histoire. Or, il se trouve que les juifs toujours ne se sont assimilés qu’à demi, demeurés pour les plus modernes d’entre eux des sortes de Romains, attachés au mos majorum et au culte des morts. Juifs d’empreinte avant de devenir “juifs psychologiques” – Freud – ; “de volonté” – Pierre Vidal –Naquet – ou “de muscles” – Max Nordau9. À ceci nul mystère. La Synagogue d’abord, relayée par l’antijudaïsme, a maintenu ferme la pression de part et d’autre, le second justifiant, pour le meilleur et aussi pour le pire, le retour de la première après la tentative d’extermination des juifs d’Europe. À quoi bon cesser d’être juif si, quelque effort que l’on fît, on demeure à jamais un youpin pour les Nations ? Foin des noces de Berlin, de Vienne, de Paris et de Jérusalem, les promis ont disparus dans la fumée des crématoires, les neiges de Stalingrad, les maquis ou l’ordure de France. Féerie pour une autre fois, comme l’écrivait Céline, qui se refusait à voir dans le juif le protagoniste et l’observant d’une doctrine et d’une fiction, mais un humanoïde “mi –singe mi –nègre10”, comme tous leurs ennemis, en un mot, une créature du diable, chimère ou hallucination. Pour les antisémites modernes et racialistes, le juif avait fini par se muer en monstre.

Pourtant, au commencement, pas de Blut und Boden – sang et sol – dans le judaïsme où Ruth la Moabite n’est pas considérée comme moins juive que Hannah, mère de Samuel ou Rachel, qui prirent langue en ligne directe avec Dieu, pas plus que Gershom et Eliézer, fils de Tsippora la Madianite, ne furent exclus de l’Alliance. N’est-ce pas elle, l’étrangère, qui a circoncis ses fils sauvant la vie de MoÏse ? Il semble que l’on ne doive imputer la ferme et dure volonté de refuser ou rechigner aux mariages mixtes qu’à la dure lutte des rabbins pour conserver l’étincelle de la Promesse et la transmettre à tous : aux bâtards, nés du viol, comme à chaque enfant, convié en ses vertes années à écouter les contes de bonnes femmes, ces mères Loye, bonnes gardiennes, sous tous les cieux et toutes les latitudes, des mémoires familiales, dynastiques. C’est moins leur histoire, leur foi et leurs coutumes que le rapport entretenu par la caste des lettrés au texte qui fit la spécificité du judaïsme. Condamné à l’exil, le judaïsme, quelque tentation littéraliste qui le hantât, se vit condamné, pour sa propre survie, à inventer un contre poison assez remarquable, qui fut herméneutique. Puissances herméneutiques, grâces vous soient rendues ! Et grâces aussi à la part laissée aux lettrés, clercs ou rabbins, d’interpréter les textes ! La diversité ici ne naît pas, entière, du milieu. Une part est laissée à l’individu et le long voyage d’Israël parmi les Nations lui aura permis de se nourrir de philosophies et de théologies exogènes. Abreuvé aux sources grecques, latines, chrétiennes et musulmanes, le judaïsme a crû et a pu parvenir à une hauteur d’esprit dont un vain peuple croit recueillir une gloire qui, en définitive, ne revient qu’aux savants de la communauté.

La littérature midrashique témoigne de cette bigarrure. Au départ, un mode d’exégèse, opérant par comparaison entre différents passages de la Bible, ensuite par métonymie, la vaste littérature recueillant ces commentaires. Certains prétendent tirer les lois du texte et d’autres servir le culte. En réalité, le judaïsme ne sera, c’est là sa force et sa faiblesse, jamais unifié. Il s’agit avant tout pour l’exégète de résider, vivant, dans le seul paradis jamais concédé aux mortels, le jardin d’Épicure des juifs, le jardin de l’étude. Chacun, selon son niveau de conscience et ses capacités intellectuelles, lira. Le sens littéral, borné au domaine du monde sensible, suffira aux paresseux ; les hommes de bonne volonté partiront à la recherche des allusions ou des insinuations, parvenant ainsi à atteindre le niveau requis par l’Éducation nationale pour chaque collégien de France : le sens figuré. Seuls, les meilleurs tenteront d’atteindre au « secret ». Évidemment, le lieu des plus grands dangers, et pour l’individu qui risque la folie et pour la communauté qui d'aventure s’égarerait, suivant un mauvais maître. S'ensuit la ribambelle ininterrompue des faux messies, alpaguant les âmes à la manière du joueur de flûte de Hamelin pour les précipiter dans la folie et la mort. En cette étape dernière, dite art de la Kabbale, il s’agit de parvenir à découvrir, derrière les mots et les nombres, le secret de la création et donc d’ouvrir son cerveau et son âme à la science, puisque le monde est un livre vivant à décrypter, en l’honneur du créateur, pour le bien commun. Il s’agit pour les âmes d’accomplir un voyage vers le sens : le créateur, dépositaire et garant d’icelui. Il se peut d’ailleurs que certains de leurs maîtres n’aient pas donné foi à la personne du Créateur, ne cherchant dans un monde, encore non sécularisé, que le dévoilement du mystère de la création. Mais chut ! Ceci doit demeurer un secret bien gardé.

Chemin faisant, les meilleurs d’entre eux accomplissent la rectification ou réparation de la création. Il faut bien que les religions servent à canaliser l’inclination naturelle des hommes vers la facilité : la paresse, la luxure, la lâcheté et la méchanceté, qui, sous les noms d’adultère, de vol, de mensonge, d’avarice et de meurtre, se feront péchés capitaux. De ceci, mon lecteur devra se souvenir quand nous aborderons la question du retour à Sion. Le sionisme en effet est un messianisme sécularisé.

Athées, agnostiques ou dévots, les juifs, dix-neuf siècles durant, avaient coutume de célébrer une fête et une seule. Contrairement à ce que l’on pourrait croire aujourd’hui, il ne s’agissait pas de la plus solennelle et la plus mystique d’entre elles (le jour du Grand Pardon) ni de la plus joyeuse, Pourim (leur « carnaval »), ni même de la plus guerrière (Hanoukka) mais d’une fête qu’on ne peut comparer qu’à la messe des chrétiens. Normal, celle –ci en vient. Il s’agit de Pessah, la Pâque juive : une cérémonie familiale, un banquet, assez semblable au banquet qui clôt Don Quichotte, un festin où les convives se nourrissent de symboles et non de pain et de viandes et ont pour devoir de demeurer éveillés jusqu’à l’aube et de raconter, inlassables, l’histoire de la sortie d’Égypte et des péripéties qui s’en suivirent jusqu’à leur arrivée en terre promise. Ce soir-là et seulement ce soir-là, ils mangent accoudés comme banquetaient leurs maîtres grecs et romains et ont obligation de boire, sans s'enivrer, au moins quatre coupes de vin. Il s’agit ici de se montrer à la hauteur de Socrate, le meilleur d’entre les Grecs. Comme lui, pouvoir s’en retourner à ses occupations après une nuit blanche. Boire sans être ivre. Levant leurs verres, ils s’exclament : « L’an prochain à Jérusalem ». Selon David Ben Gourion, l’un des maîtres d’œuvre de leur renaissance nationale, avoir répété ce mantra dix-neuf siècles durant les aura conduits au 14 mai 1948, date de la déclaration d’Indépendance de l’État d’Israël. Terre promise, terre de Canaan, qui fut depuis Israël – du nom donné par un ange au personnage mythique de Jacob à la fin d’un combat mémorable dont il sortit vainqueur –, puis Judée, terre des juifs, avant que Rome, après avoir détruit son temple, ne choisisse de se venger de ce petit peuple qui avait longtemps escagassé ses légions, résisté en un mot, et ne soumette la terre d’Israël à la damnatio memoriae.

En effet, après l’édit d’expulsion de 135, l’empereur Hadrien – de mémoire maudite lui aussi - la renomma Palaestina Romana, Palestine romaine, du nom du peuple idolâtre mi-nomade mi-sédentaire y résidant. Mahomet viendrait six siècles plus tard donner un embryon de cohésion à ces peuplades, tôt tombées dans l’escarcelle ottomane. Ainsi, depuis l’antiquité biblique, les juifs combattent pour cette terre semi désertique et s’opposent aux Philistins. Partout ailleurs, sur le globe terrestre, Rome et les Étrusques, les Anglais et les Hollandais en territoires indiens – presque partout –, le vainqueur a tenu bon la rampe et détruit l’autochtone ou l’a réduit à n’être plus qu’un fantôme parmi les vainqueurs, ce qui ne fut pas entièrement le cas – gloire aux vaincus ! – de l’assez éphémère royaume d’Israël, tombé sous domination perse, grecque, puis romaine, enfin expulsé, condamné à la dispersion et à l’errance. Cordonnier toujours mal chaussé, il semble que la figure de Judas ait été contaminée, amalgamée à celle d’un petit cordonnier, qui aurait refusé à Jésus la charité de s’accoter au mur de sa maison lors de la Passion, et fut depuis condamné, à incarner, colporteur, « marchand d’habits, marchand d’amis », la figure du juif errant.

L’étrange en cette affaire tient à l’endurance de l’espérance d’Israël, qui aura tout de même tenu bon près de dix-neuf siècles – c’est terriblement long. Suffisamment pour une peuplade aussi démunie. Suffisamment pour faire naître et accréditer une légende noire, voire satanique, dont deux dramaturges élisabéthains pourtant avaient dénudé jusqu’à l’os la mécanique. Honneur à Christopher Marlowe et surtout à William Shakespeare qui, dans La Tragédie du riche juif de Malte et dans Le Marchand de Venise, auront établi de manière formelle un lien entre l’argent et l’antisémitisme – et non avec le juif, nuance… – comme pour arracher toute ontologie et toute sacralité au crime antisémite. Seuls les sots verront en ces deux pièces des pièces antisémites. Toutes deux mettent en scène l’instrumentalisation de l’usure par l’Église et les nobles chrétiens, eux gardaient les mains pures assommant de taille et de dîme les croyants et condamnant les juifs à prêter sur gage ou à taux. Ainsi Marlowe et Shakespeare n’ont pas omis de souligner la terrible souffrance de misérables êtres humains qui, ayant sacrifié leur être, se retrouvent soudain condamnés ontologiquement, crucifiés à leur tour, maudits par ce que le juif a toujours de plus saint, l’amour inconditionnel qui le lie à des enfants qu’il sait ne pouvoir protéger de la haine des Gentils. Dans les deux pièces, les filles épouseront des Gentils, se convertiront, abandonnant leurs pères à leur incommensurable chagrin jusqu’à ce que Walter Scott suivi par Thackeray – une autre histoire – ne les venge11. Quelle mère juive n’a pas un jour, berçant son enfant longtemps même après la catastrophe, entendu le cataclop des cosaques ou le bruit des bottes des nazis ou des gendarmes ?

Pas un hasard donc si le premier sionisme rêva de substituer l’être à l’avoir, avant de sombrer, tête baissée, dans le capitalisme égoïste où les Palestiniens et leurs frères du Désert les rejoindront en grande hâte, guidés par le prince de la Mecque. Nous verrons tout à l’heure comment Schönberg après avoir composé Moïse et Aaron mettra en scène Theodor Herzl mis à mort par ses frères, le juif révolutionnaire face au juif religieux et au banquier. Le moyen, quelque passion que l’on ressente pour la littérature, de la proclamer vérité ? Les Anciens avaient pris soin de soumettre sa pratique au bon vouloir des Muses et de rapporter le don de prophétie aux poètes et non aux marchands et aux dignitaires, histoire de ne garantir en rien l’exactitude des faits, devant toujours être soumis à l’interprétation et pour cela labile, faillible, mouvante.

L’historien de la littérature ne peut que sourire en lisant l’Énéide après la Bible. Énée, seul survivant de Troie, soutenu par sa mère Vénus, devra, en dépit du plaisir goûté à chaque station, reprendre son bâton de pèlerin et fonder Rome. Plus profondément, ce qui lie l’Énéide à la Bible tient à la coexistence de deux cosmogonies. Sur la terre, miroir du ciel, un peuple marche, conduit par Énée seul chez Virgile et par différents chefs dans la Torah (Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse et Josué) vers un seul but, révélé par des signes, des rêves et parfois même des interventions directes des dieux. Dans les deux cas, l’ordre divin a fixé malgré eux le destin de fugitifs, destinés à devenir un peuple avec pour capitale Rome ou Jérusalem, condamnés, par une force supérieure, à accomplir dans le temps humain un temps prophétique. On pourrait parler de la Rome céleste selon Virgile comme on discourt de la Jérusalem céleste.

Mon lecteur ne saurait croire qu’un homme qui se lève à midi et ne lit aucun journal, Lord Arthur, ait en rien calqué son propos sur celui de Virgile. Il aura raison sur le plan des faits, mais comment lire les faits seuls en oubliant l’histoire culturelle, l’arrière-plan ? Aussi considérons l’image, la représentation que l’Angleterre longtemps se fit d’elle –même. Au Moyen-Âge comme à la Renaissance, toute l’Europe se revendiquera fille d’Énée et sa terre christianisée par le roi pêcheur, Lancelot ou par le baptême de Clovis, redessinant une cosmogonie dont chaque nation figure le centre. Ronsard tentera, pour plaire à son souverain, de composer une Franciade, qu’il ne terminera pas. Bède le Vénérable, en sa monumentale Histoire ecclésiastique de l’Angleterre, fera mention de l’héritage troyen. Il aura lu Godfrey de Monmouth qui fit de Brutus, fils d’Énée, le premier roi de Grande-Bretagne. Chaucer n’oubliera pas l’antienne et le Jérusalem de William Blake perdurera dans la mémoire anglaise au point de servir d’hymne aux Jeux Olympiques de 2016. En un mot, la lecture de la Bible, l’importance des songes, les ravissements d’Élie, d’Hénoch et d’Ezéchiel, mille procédés rhétoriques, liant sacré et aventures humaines furent, sur le modèle de l’épopée de fondation virgilienne, le coup d’archet de maints récits de fondation européens. Jusqu’au Greco qui peignit les portes de Tolède comme ses prédécesseurs celles de Jérusalem, illustrant, selon le canon biblique, le fameux Laocoon. Quelle surprise de voir le serpent de Ève terrasser Laocoon et ses fils, au lieu de l’habituel monstre marin ! Sans oublier Le Tasse et sa Jérusalem délivrée. Toujours le manteau des mythes. Si la royauté se pensait sur le modèle biblique et l’Église sur celui du temple disparu, les fondateurs de lignées se savaient toujours condamnés à revivre de longs exils, des hégires, à connaître des épreuves dont Dieu à la fin les sauverait ; mais en attendant l’apothéose, le sacre ou la sanctification, ils devraient, inlassables, livrer bataille.

 

  1. La Vallée des pleurs, chronique des souffrances d'Israël, depuis sa dispersion jusqu'à nos jours, par Maître Joseph ha-Cohen, médecin d'Avignon, 1575. Publié pour la première fois en français par Julien Sée en 1881.
  2. Malaparte, Kaputt, chapitre 6 « Les Rats ».
  3. Le mot est de Roland Barthes qui, pour « moderne » qu’il se prétendit, savait que le plaisir du texte seul ne saurait suffire à nourrir l’âme du lecteur, aussi pour ne blesser personne réintroduisit-il, subreptice, en douce, ce fichu « couteau » avant de redécouvrir le secret barrésien : « Classique, moderne ça n’existe pas ! », seul ce qui a dignité.
  4. « Je suis le numéro 6 », hurle, tout à fait en vain, le Prisonnier à la fin de chaque épisode du feuilleton éponyme, avant d’être rattrapé par la boule géante.
  5. Werner Keller, La Bible arrachée aux sables, 1955, Perrin, rééd. 2005.
  6. La plus célèbre conversion, celle d’un roi khazar qui se fit yahviste avec tout son peuple, nourrit beaucoup de légendes. Cf. Arthur Koestler, La Treizième tribu : l’Empire khazar et son héritage, 1976, Tallandier, rééd. 2006 ou encore Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, 2008.
  7. Cf. Sourate “ Les Rangs”, où il est aussi raconté la découverte des cornes du bélier de la substitution sur le site de La Mecque.
  8. Après Jean Damascène et Thomas d’Aquin, Jacques Ellul finit par faire de l’islam, non pas une hérésie chrétienne comme le considéraient ses prédécesseurs, mais bel et bien un texte inédit à valeur apologétique assez différente, surtout une religion naturelle.
  9. Max Nordau, Dégénérescence, Felix Alcan, 1894. Selon ce médecin et sociologue, cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale, les juifs « devaient redevenir des hommes au torse saillant, au corps d’athlète et au regard hardi », en un mot cesser d’être des rats de bibliothèque pour « redevenir des Samson ».
  10. On veut « nous abâtardir, nous ramener par tous les moyens au grotesque alluviant primitif, mi-négre, mi-jaune, mi-blanc, mi-rouge, mi-singe, mi-juif, mi-tout »(Céline, Bagatelle pour un massacre, cité par PA. Taguieff et A. Duraffour, Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, P.173).
  11. Cf. Ivanhoé à la rescousse ! (Payot, 2009 ).

 

 


L’âme de Lord Arthur Balfour
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L'âme de Lord Balfour (4)
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L’âme de Lord Arthur Balfour (3)
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