Rencontre avec Igor Bitman (3)
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Je suis toujours dans l’atelier d’Igor Bitman. La discussion commence à s’éterniser. Le soleil d’automne s’épuise. Ça passe vite. Comme la vie. Je me sens chez moi chez lui. Je m’y retrouve. On va encore causer tous les deux.
Bitman - Flandres |
Controverse Bitman-Zaborov
Boris Zaborov - Garçon |
J’ai repéré que des toiles de Boris Zaborov apparaissaient parfois à l’arrière-plan des photos prises par Bitman. Est-ce délicat et pertinent de parler d’un autre peintre à un peintre, est-ce délicat et pertinent de citer Zaborov alors qu’il est russe lui aussi ? Je vais oser le ridicule et lui dire simplement ce constat. Il fera le reste. Et puis il me dira s’il se sent proche de cet artiste, s’il y a un lien à établir avec lui, notamment avec son approche de la figuration par l’effacement. Igor parle spontanément de son confrère. Il m’annonce d’emblée qu’il a une controverse avec Zaborov. Je me cramponne dès lors à mon stylo et mon calepin. Il commence par me faire le portrait de son confrère qu’il admire. Je me dis que seuls les grands peuvent dire du bien des vivants. « J’admire Zaborov, il a une technique très élaborée, ses tableaux sont parfois présents dans mes photos. Zaborov est un peintre russe arrivé en France en 1980. Et il est le seul peintre vivant présent à la galerie des offices de Florence ! Le seul ! » Mais alors cette controverse ? De quoi s’agit-il ? « Zaborov me reproche de ne pas être le peintre d’une œuvre, d’une seule grande œuvre tissée au travers de mes différents tableaux. En fait, on pourrait dire qu’il me reproche de ne pas avoir ma marque de fabrique, de ne pas tenir une ligne directrice… Et moi, en miroir, je lui reproche justement de ne pas s’aventurer à la frontière de son œuvre, de s’en tenir à faire du Zaborov. » Voilà une discussion qui me semble tout à fait passionnante car je la perçois sans fin, et c’est bien cela qui est essentielle dans une discussion, qu’elle s’éternise pour maintenir le lien entre deux êtres. Igor précise : « Je crois en fait que je me sens trop libre pour me fixer et que j’aurais également peur de m’ennuyer si je m’inscrivais dans une œuvre. Si deux ou trois de mes tableaux restent à la postérité, je m’y reconnaîtrais de toute façon. Ça me ferait plaisir de rentrer dans la famille des peintres que je me suis choisi. Ça serait bien. Mon souhaite serait simplement que l’on reconnaisse que j’ai ramassé quelque morceaux, quelques miettes, quelques éclats afin de faire ma synthèse de la peinture et que j’ai ainsi contribué à poser une petite pierre pour une nouvelle Renaissance, à venir, à construire… »
Duel avec la matière
Bientôt une heure et demie que nous discutons dans l’atelier au couleur d’automne. Je me promène d’une toile à l’autre, je flâne. Igor me sort les toiles de derrière, les installe, je m’approche, puis je recule. Il me sert un deuxième verre de rhum. Nous n’avons plus besoin de café. Nous trinquons debout devant le visage gigantesque. Il faut que l’on rentre dans ces tableaux, il faut que je lui parle de la matière, et de la chair aussi de comment on parvient à peindre la chair. Il me sort quelques nus féminins. La couleur n’est que matière ! Sa matière est extrêmement travaillée, il parvient à rendre la chair vivante. Charmante… Je lui parle de Nicolas de Staël qui s’affranchit du dessin et affirme que la couleur est la forme elle-même. Cherchant à résoudre les énigmes de la création, il se demandait notamment pourquoi les nus de Delacroix, à la chair éclatante et parfaite, sont quand on les regarde de près, tous zébrés de lignes vertes. L’irrationalité nécessaire à la transcendance est fascinante. Il nous faut revenir à sa technique. Qu'apporte l’encaustique par rapport à l'huile ? « J’aime que la matière me résiste. Quand je peins, il y a quelque chose qui relève du duel. Qui gagne ? Le tableau toujours ! A un moment, il nous échappe, il nous échappe toujours. Et c’est absolument nécessaire. Le tableau finit par dicter sa loi, et suggérer ce qui peut être fait ou non. Parfois c’est un véritable moment de grâce. Parfois il y a une déception par rapport à l’intention du début. La déception est sans importance puisqu’on peut le reprendre, recommencer. » Igor se bat donc en dual avec la matière. J’en ferai mon titre pour le papier que je dois fournir à l’Incorrect. La technique de l’encaustique reste quant à elle dans le mystère de la création. Restons à bonne distance de ce mystère pour continuer d’en savourer les fruits.
Bitman - Belle aux cheveux d'or |
Au bout du troisième verre de rhum, on va pouvoir parler de femmes, c’est sûr. Je voudrais le faire parler là-dessus et lui dire à quel point la sensualité de ses nus nous hypnotise à nous rendre bêtes. Ses nus féminins glissent et fondent en courbe sur la toile pour nous aimanter comme des sirènes. Il dit simplement : « J’aime beaucoup les femmes. Je cherche à saisir leur beauté. C’est toujours un instant précis. » Je me dis que ce moment est celui de l’abandon en toute conscience, le moment qui précède l’offrande volontaire du corps. Mais il y a un canon de beauté chez Bitman, des points communs à tous ces nus, des grains de beauté que l’on retrouve. « Il y a des choses que j’aime effectivement, il me faut l’avouer : les pommettes, les paupières lourdes, la ligne de hanche. » Mais pour en revenir à Nicolas de Staël qui admiraient les chairs de Delacroix, tellement vraie, quelles est l’énigme, comment peindre la chair ? « La chair, pour bien la peindre, il faut l’aimer. Elle est réussie, à l’image de la peinture si on a envie de toucher. On peut toucher ma peinture pour la comprendre aussi. » Je m’approche et à son imitation, je pose ma main sur la toile et je caresse. Après le troisième verre de rhum, j’ai caressé les toiles d’Igor Bitman. Je suis entré en relation avec sa matière. J’ai enfin compris sa peinture.
Bitman - Nu |